Sébastien Raizer, 3 minutes, 7 secondes
Novella
148 pages
a paru le 1 novembre 2018
ISBN 978-2-3588-7265-2
Sébastien Raizer

3 minutes, 7 secondes

Novella
148 pages a paru le 1 novembre 2018 ISBN 978-2-3588-7265-2
Novella
148 pages a paru le 1 novembre 2018 ISBN 978-2-3588-7265-2

Au crépuscule, le vol MU 729 a quitté Shanghai pour rejoindre Kyoto. Mais tandis que l’appareil survole la mer de Chine, un missile balistique nord-coréen prend le Boeing 777 pour cible. L’information est transmise au pilote. Dans quelques instants, l’appareil sera détruit. Aucune échappatoire.
À bord de l’avion, trois cent seize passagers vivent leurs derniers instants. Il ne leur reste que 3 minutes et 7 secondes pour savoir quel sens donner à ces ultimes moments.

  • Né en 1969, Sébastien Raizer est écrivain, traducteur du japonais et de l’anglais, éditeur. Il publie son premier roman en 1999 aux éditions Verticales puis chez Gallimard. Il est notamment l’auteur d’un Petit éloge du zen et de la série de romans noirs L’Alignement des équinoxes.
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    18h33.

    Aéroport de Shanghai Pu Dong.

    Deux heures vingt, moins quinze minutes.

    Seize minutes.

    Lorsqu’il focalisait toute l’attention, le temps devenait physiquement palpable, quasiment doué de pouvoirs constricteurs. C’était un piège dont il était difficile de se prémunir, sauf à s’abstraire du monde ou à tenter de se leurrer soi-même avec des tâches inutiles. Nomura en avait l’habitude.

    Au départ de Pu Dong ou de Beijing, il n’était pas rare que les choses s’engagent de travers. Ce soir, ce n’était pas à cause des conditions météo, ni d’un engorgement des pistes provoqué par une succession de retards, mais d’un problème de logistique concernant le transfert des bagages. L’avion était resté bloqué sur le tarmac durant près de vingt minutes.

    Nomura avait imperceptiblement pincé les lèvres avant de vérifier la liste des contrôles effectués avant la validation de l’autorisation de vol. Dans la foulée, il parcourut le rôle d’équipage et du personnel naviguant. Uniquement des employés japonais, constata-t-il. Les choses rentreraient dans l’ordre. En outre, les courants aériens étaient favorables. Le vol MU 729 rattraperait son retard. Quitte à brûler plus de carburant que prévu et à perdre quelques points de notation interne. Ce n’était pas un défi. C’était une profession de foi confinant à la certitude, comme si la volonté du commandant avait déjà modifié le futur proche. Le MU 729 se poserait à l’heure à Ōsaka.

    Deux heures vingt, moins dix-neuf minutes, avait à nouveau compté Nomura.

    Il se tourna vers le siège de droite et adressa un léger hochement de tête à l’officier pilote. Même si ce dernier avait accès à toutes les commandes de vol, Nomura choisissait toujours le siège de gauche : le sens de l’écriture, mais surtout le côté où l’on portait le katana.

    Prenant une lente inspiration, il plissa les yeux vers l’horizon désespérément plat et embrumé de pollution. Les légers vrombissements des réacteurs pulsaient doucement dans ses veines. Il soupira lentement, glissa la main dans la poche de sa veste et toucha du bout des doigts le petit sac de brocard et la cordelette nouée de l’omamori qu’il avait toujours sur lui. L’amulette était un kōtsū anzen et sa puissance spirituelle assurait la protection des conducteurs et voyageurs de toutes sortes. Puis Nomura décida de tuer le temps en parcourant le registre des licences et les certifications psychologiques du personnel navigant avant de vérifier, dans l’ordre, la connexion avec l’assistance météorologique et les systèmes de communication de données numériques et de communication vocale, les cartes aéronautiques, les systèmes radar de surveillance et les systèmes anticollision, le spectre des fréquences aéronautiques, et pour finir il échangea quelques mots avec le service de circulation aérienne, lequel l’informa de l’ASDA mise à sa disposition. Mais c’était le délai d’attente qui intéressait particulièrement Nomura.

    Deux heures vingt, moins vingt-trois minutes, annonça-t-il à l’officier pilote lorsqu’il reçut la réponse définitive.

    « Ce n’est pas seulement une course contre la montre, remarqua ce dernier sans décrocher le regard du système d’assistance météorologique. C’est aussi une course de vitesse contre le typhon. Talim. Sud-est d’Okinawa. Trajectoire nord-est. Vents prévus sur terre à plus de 160 km/h. Évacuation de plusieurs zones de l’île de Kyūshū dès demain matin. »

    Nomura pinça à nouveau ses lèvres, presque invisibles. Il visualisa mentalement les trajectoires du vol MU 729 et du typhon Talim.

    « Merci », répondit-il à Sagawa.

    Une demi-heure après que l’avion avait quitté l’aéroport international de Shanghai Pu Dong, le chef de cabine avait multiplié les annonces. D’abord pour expliquer que par mesure de sécurité, étant données les turbulences, les passagers devaient redresser le dossier de leur siège et leur tablette, maintenir leur ceinture attachée. Quelques minutes plus tard, la consigne avait été répétée et renforcée : il ne fallait désormais ni s’inquiéter, ni quitter son siège.

    Peu de temps après, ce même chef de cabine, jeune homme solide et élancé, chemise blanche et pantalon cintrés, annonçait à nouveau en chinois, en japonais et en anglais que la distribution des plateaux repas était momentanément suspendue à cause de ces mêmes turbulences. Les passagers étaient essentiellement japonais et communiquèrent un calme stoïque aux quelques Chinois et touristes occidentaux qui complétaient le vol.

    Au même moment, deux hôtesses, robe bleu marine fuselée, hanches prises dans une large ceinture rouge vif et cheveux noirs tenus en un strict chignon, s’activaient pour rapatrier leur chariot métallique le long du couloir de droite. Le Boeing 777, à 34000 pieds d’altitude, entra soudain dans une zone aérienne de basse pression. La carlingue fut ébranlée. Les deux jeunes femmes rétablirent leur équilibre d’un preste pas de côté. Les bouteilles d’eau et les cartons de jus de fruit tanguèrent sur le plateau supérieur du chariot, les empilements de gobelets en plastique vacillèrent dans un sens puis dans l’autre, jusqu’à ce que la main d’une hôtesse, aux ongles vernis du même rouge vif que la ceinture de son uniforme, vienne les empêcher de tomber sur les genoux d’un homme d’affaires chinois bedonnant et assommé par le whisky.

    Misa et Naoko échangèrent un sourire, attendirent quelques instants que l’appareil se stabilise, et reprirent leur chemin en prenant un soin excessif pour ne pas heurter avec leur chariot le pied ou le genou d’un passager de la classe économique.

    Hiraoka savait que ce n’était pas le moment idéal. Ça pouvait presque ressembler à une farce noire, mais en tant que chef de cabine, il n’avait pas le choix. Il devait faire cette annonce aux passagers.

    Il attendit que Misa et Noako regagnent l’espace de stockage et de préparation des plateaux repas. Il était exténué et sortait d’un aller-retour Shanghai-Auckland. Naoko revenait de Paris. Ils ne s’étaient pas vus depuis neuf jours et contrairement aux espoirs dont ils avaient chargé leurs échanges de messages électroniques, ils n’auraient pas leur temps de repos ensemble lors de ce vol vers Ōsaka.

    Misa, qui tirait le chariot, adressa un sourire poli à Hiraoka et fit un commentaire plein de légèreté sur les turbulences. Conformément à leur accord, Naoko et lui n’échangèrent que de brefs propos formels.

    Pendant qu’elle encastrait et scellait le chariot dans son espace de rangement, Hiraoka ne put s’empêcher de regarder, gagné par une douce émotion, la finesse des chevilles et l’orbe des mollets de Naoko, gainés d’un fin nylon sombre, et lorsque ses yeux passèrent de ses fesses comprimées dans le bleu marine de sa robe à ses petits seins qu’il devinait sous le tissu plus ample à cet endroit, il s’aperçut que Misa l’observait discrètement. Il rougit, se racla la gorge, bredouilla quelques mots confus en détachant sa ceinture et releva son minuscule siège pour s’acquitter de son travail.

    L’annonce qu’il devait faire et qu’il avait retardée au maximum concernait les lois japonaises relatives aux épidémies, au transport de substances dangereuses et médicales.

    Yan Van Welde était assis à côté d’un épais Chinois qui empestait le whisky, le parfum de luxe et la graisse rance. Son genou droit, massif, pesait contre le sien et son énorme pied reposait sous le siège devant lui, ce qui l’empêchait d’allonger ses jambes. Le type ronflait, les mains en coupe sur son entrejambe. Comment pouvait-on porter un costume aussi cher et avoir aussi peu de tenue ?, se demandait encore Van Welde, quand bien même il venait de passer dix-sept jours en Chine. Le Yunnan, se dit-il. Je ne garderai que le Yunnan. Canicule, mousson et pollution. Tout ça en un peu plus de deux semaines épuisantes. Mais des images… Des images sublimes, surtout à l’aube et au crépuscule. Il était impatient d’en faire le tri.

    Cela faisait près de six mois qu’il s’était lancé dans ce projet, qu’il continuait en son for intérieur à appeler Plein Est, tandis que l’éditeur et la galerie qui s’étaient associés pour le financer persistaient à le nommer À rebours du soleil. Van Welde était parti de San Francisco, était descendu jusqu’au Costa Rica en traversant quasiment en ligne droite le Mexique, le Guatemala et le Nicaragua, avant de prendre un avion pour Montréal, un bus pour New York, puis un autre vol vers l’État brésilien d’Espírito Santo. Il avait ensuite suivit l’équateur du Gabon à la Somalie, avant d’enchaîner, sans même repasser par sa Hollande natale, avec le voyage qui l’avait mené du nord de la Finlande au Yunnan, en traversant la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le nord de l’Afghanistan, du Pakistan et de l’Inde, puis le Népal et le Bhoutan de part en part. Avions de toutes tailles et de tous états de vétusté, trains, bus longues distances ou adaptables à divers types de transports, taxis, auto-stop, marche à pied, même vélo et vieille mobylette, il n’avait rechigné devant aucune des conditions improvisées de son long voyage. Il avait croisé toutes sortes de tribus, celles qui vivaient dans des quartiers ultra-sécurisés et celles qui mouraient sous des cartons et dans des décharges, dans des zones de non-droit et dans la jungle, dans des déserts urbains et des déserts minéraux. Des dizaines de langues, des centaines de rencontres. Toujours le même soleil. Il avait pris des milliers de photos. Et rempli plusieurs carnets de notes.

    Plein Est. Son itinéraire alambiqué ne rendait pas justice à la simplicité promise par le titre auquel il tenait. Sur l’écran fixé au dossier devant lui, il sélectionna les informations sur le vol en cours, agrandit la carte et visualisa son parcours des six derniers mois.

    Plein Est en filant vers le Nord et le Sud, grinça-t-il. Plein Est à rebours, c’est tout à fait ça…

    Yakichi travaillait sans entrain dans l’espace réservé au personnel. Il avait envoyé Naoko vérifier et nettoyer les toilettes du fond, du milieu et de l’avant de l’appareil, et en attendant que Misa revienne de sa tournée avec sa bouteille d’eau et ses gobelets, il triait nonchalamment les déchets qu’il jetait dans les compacteurs afférents. Une sourde envie de fumer montait en lui depuis un moment. Il regarda sa montre pour savoir combien de temps il devrait encore patienter avant sa pause. Sans y penser, il se servit un verre de la bouteille de vin rouge à moitié entamée et avala d’un trait l’alcool âpre et tiède.

    Misa arriva à ce moment précis et Yakichi se demanda si elle l’avait surpris. Il se précipita pour la débarrasser de sa pile de gobelets et de sa bouteille vide, qu’il jeta également dans le compacteur. Puis il l’observa qui cherchait un prétexte pour rester avec lui : vérifications inutiles, gestes nerveux et imprécis. Elle ne trouva rien à faire. Yakichi la regardait sans bouger. En se fourvoyant, elle l’attendrissait. Il savait qu’elle sortirait blessée du petit jeu qu’il jouait avec elle, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Il se demandait même si, au fond…

    Le signal d’appel retentit. Misa braqua aussitôt ses yeux vers l’écran pour identifier le numéro de siège du passager qui sollicitait le personnel.

    Glenn Wang crevait de soif. À deux reprises, il avait essayé d’attirer l’attention de l’hôtesse qui passait avec les gobelets et la bouteille d’eau. Avant cela, il avait poliment demandé un verre d’eau lorsqu’elle avait emporté son plateau-repas, une fois celui-ci vidé de sa maigre et insipide collation. Mais elle devait l’avoir oublié. Manger, boire, attendre le prochain repas, regarder un film stupide, aller aux toilettes. Il n’y avait vraiment rien d’autre à faire dans un avion. Sauf dormir, ce qui était sa dernière option.

    Les toilettes, justement. Il avait pesté contre lui-même juste après l’enregistrement, lorsqu’il s’était aperçu qu’il avait oublié de demander à être placé côté couloir et loin des toilettes. Résultat, il se retrouvait collé contre le hublot de la dernière rangée de sièges de l’avion, privé de toute intimité et du relatif calme nécessaire à la somnolence, par l’incessant défilé des passagers qui venaient soulager leur vessie ou leurs entrailles. Est-ce que les turbulences météorologiques déréglaient leur système digestif ?, se demanda-t-il. D’une perturbation l’autre… Le pire, c’était ceux qui venaient là pour discuter. Bon sang. Discuter pour conjurer l’angoisse d’un accident…

    Glenn était né aux États-Unis, d’une mère américaine d’origine irlandaise et d’un père chinois. Il vivait à Kyōto, où il travaillait comme concepteur graphique dans une petite société liée au géant Nintendo : son rêve de gosse. Les Chinois le prenaient pour un Chinois et, sans doute à cause de la finesse de ses traits, les Japonais, pour un Japonais. Mais Glenn ne parlait qu’anglais. Il avait souvent le sentiment, au final, de n’appartenir à aucun de ces trois pays, de posséder une nationalité et une identité si fragmentées qu’elles n’en composaient véritablement aucune. Parfois, il voyait cela comme un avantage. Une bizarre injonction à se renouveler sans cesse. Cela stimulait sans doute sa créativité. D’autres fois, n’être personne lui donnait l’impression de ne pas exister du tout, d’être une illusion de lui-même. À Kyōto, on le prenait soit pour un Japonais, soit pour un hāfu soit pour un gaijin – et parmi les pires de tous : un Chinois.

    Il avait tenté de contenir sa soif jusqu’au passage suivant de l’hôtesse et s’était concentré sur le visionnage d’un film chinois sous-titré dans un dialecte inconnu. Il avait tenu une dizaine de minutes, puis l’absence totale de divertissement n’avait fait qu’exacerber son envie de boire.

    S’il avait agi en Américain, il aurait hélé l’hôtesse à son passage. Le Chinois en lui aurait dérangé son voisin pour aller directement se servir. Mais le personnel parlait japonais. Aussi Glenn décida-t-il d’appuyer sur le bouton d’appel. L’espace de travail des hôtesses et des stewards se trouvait moins de trois mètres derrière lui. Dérangement minime. Option validée.