John Pearson, London Brothers
True crimeDocument
416 pages
a paru le 10 janvier 2019
ISBN 978-2-3588-7268-3
John Pearson

London Brothers

L’histoire des frères Kray
True crimeDocument
416 pages a paru le 10 janvier 2019 ISBN 978-2-3588-7268-3
True crimeDocument
416 pages a paru le 10 janvier 2019 ISBN 978-2-3588-7268-3

« Les Beatles et les Rolling Stones gouvernaient la pop, Carnaby Street gouvernait le monde de la mode... Et mon frère et moi gouvernions Londres. Intouchables.»
Si les États-Unis ont eu Al Capone, la France, Jacques Mesrine, les frères Kray se sont imposés comme les caïds londoniens. Nés dans les années 30 à Londres, les jumeaux Kray font leurs premiers pas professionnels sur des rings de boxe. Mais rapidement c’est dans la rue qu’ils choisiront d’exercer leur talent et les voici à la tête de « la firme », bande de voyous qui s’illustre dans les braquages, le racket et le meurtre. Ils jouent sans limite de cette violence qui leur permet de s’imposer dans Londres et d’accéder à la grande vie. Ainsi entrent dans l’histoire Reggie, l’organisateur, l’homme d’affaires, l’habile stratège politique et Ronnie, schizophrène paranoïaque, plusieurs fois interné ou emprisonné, passionné par les armes, homosexuel, figure du Londres artistique et mondain.
London Brothers est l’histoire exceptionnelle des frères Kray, elle nous révèle la part d’ombre du Londres des années 60.

  • Journaliste diplômé de Cambridge, John Pearson commence sa carrière en travaillant à The Economist, à la BBC et au Sunday Times. C’est dans ce journal qu’il rencontre Ian Fleming dont il deviendra l’assistant, l’aidant à écrire et corriger ses romans. Il se spécialise dans les biographies.
  • Cette biographie avait déjà été publiée sous forme romanesque abrégée à la Série Noire. Elle est pour la première fois disponible en français dans sa version intégrale.

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    C’est en octobre 1967, sept mois avant leur arrestation, que je rencontrai pour la première fois les frères Kray et acceptai de tenter d’écrire leur « biographie officielle ». Quittant mon appartement de Rome, j’avais, suivant les conseils d’un éditeur américain, pris l’avion pour le Suffolk où je fus somptueusement reçu dans le château élisabéthain où résidaient les jumeaux. En y repensant, la journée tout entière me paraît curieusement irréelle, comme si j’avais participé à la parodie affreusement sérieuse d’une bande publicitaire pour la télévision.

    Les jumeaux m’avaient auparavant installé au Ritz et j’avais fait le voyage depuis Londres dans une Mercedes gris argent ; puis, en compagnie d’un certain nombre de leurs amis qui, plus tard, devaient faire à l’Old Bailey une dramatique apparition, nous mangeâmes de la langue froide et de la salade de choux dans la longue salle à manger Tudor, sous le regard des portraits ancestraux. On avait le choix, comme boisson, entre la bière brune et le Riesling yougoslave. Dans les douves, sous les fenêtres, nageaient trois cygnes noirs. Les jumeaux portaient des complets sombres, des bracelets d’or massif et paraissaient parfaitement à l’aise. Ce fut Reggie qui prit le plus souvent la parole ; il expliqua que Ronnie et lui-même envisageaient de prendre leur retraite, présentant la chose à la façon d’un homme d’affaires, las des succès et du gain, qui voudrait pouvoir profiter des plaisirs de la vie ; et, comme beaucoup d’hommes d’affaires, les jumeaux avaient envie qu’on fasse le récit de leur carrière. « On écrit tant d’idioties sur nous que je pense, avec Ron, qu’il est grand temps que la véritable histoire soit racontée. »

    Je leur demandai s’ils étaient prêts à tout me dire ; ils me répondirent avec désinvolture qu’ils auraient à taire certains faits pour ne pas compromettre d’autres personnes. « On ne voudrait pas causer d’ennuis à nos amis. » Ayant tous deux l’intention de disparaître du circuit, ils se sentaient, par contre, entièrement libres de dire l’entière vérité en ce qui les concernait. « Ce livre pourrait être un truc hors du commun », ajouta Reggie. C’est sur cette note d’espoir et de confiance mutuelle que commença notre collaboration.

    Au cours des mois suivants, je rencontrai régulièrement les frères Kray. Ils m’avaient trouvé un appartement en sous-sol près de Vallance Road, où était située leur maison familiale : ils l’appelaient « le Donjon » et ils me dirent que je pouvais m’y installer lors de mes séjours à Londres. Ils prirent grand soin de moi et se conduisirent en hôtes irréprochables. Es tenaient audience presque tous les soirs dans un pub caché dans une petite rue qui donnait dans Bethnal Green Road et c’était là qu’ils me parlaient. Doués d’une mémoire phénoménale, c’étaient tous deux de bons conteurs. Ronnie pouvait, parfois, être d’humeur maussade, mais il lui arrivait aussi d’être vraiment drôle lorsqu’il parlait de son enfance et de son apprentissage du crime. Les jumeaux étaient, à leur manière, des personnalités impressionnantes, des hommes puissants qui connaissaient, sans aucun doute, tous ceux qui en valaient la peine dans la pègre de Londres. Grâce à eux, je fis la connaissance d’une étrange galerie de personnages londoniens: Billy Hill, bronzé au soleil d’Espagne, qui me parla des jumeaux dans son vaste appartement de Moscow Road. « Un peu folin-gues », mais toujours prêts à « s’éduquer ». Avec lui, toute une théorie de patrons de clubs, de videurs, de gros-bras, de cambrioleurs, d’escrocs, de champions de boxe, de pickpockets, de receleurs, de vendeurs de voitures d’occasion et d’Américains de passage aux yeux dissimulés derrière des lunettes noires.

    Il y avait aussi les amis d’enfance et les parents des frères Kray ; ce sont eux qui me donnèrent une image de leur jeunesse et des forces qui contribuèrent à faire d’eux ce qu’ils étaient devenus. Les Kray formaient une famille vieux jeu de l’East End : étriquée, renfermée mais extrêmement unie. Kray est un nom d’origine autrichienne, et les jumeaux avaient du sang irlandais, bohémien et juif. Le centre du monde devait demeurer pour eux la petite maison du 178 Vallance Road où ils avaient grandi et où vivaient encore leur tante May et leurs grands-parents maternels ; la rangée de maisons où elle se situait était un des vestiges du Bethnal Green du xix* siècle, qui survivait, entouré d’immeubles flambants neufs et d’H. L. M. Le quartier fut sévèrement touché par les bombardements au cours de la dernière guerre ; avant, c’était un des endroits les plus pauvres de tout l’East End, une vraie pépinière de criminels ; Bill Sykes [1]y habitait, et « Jack l’Eventreur » assassina une de ses dernières victimes tout près de là, dans Hanbury Street.

    Les Kray faisaient partie intégrante de ce monde évanescent de l’East End dickensen ; tous les membres les plus âgés de la famille étaient des spécimens originaux du quartier. Le beau Jimmy Kray « le Fou », le grand-père, marchand à Petty Coat Lane, avait été, dans sa jeunesse, un buveur exceptionnel et un bagarreur de bistrots, tandis que le grand-père maternel, le vieux Jimmy Lee, dit le « Boulet de canon de Southpaw » était boxeur, artiste de music-hall, anti-alcoolique déterminé et il fêta son soixante-dizième anniversaire en parcourant à bicyclette le trajet Southend-Londres aller et retour. Le père des jumeaux, Charles Kray, était lui aussi un cockney de la vieille école qui tirait ses revenus du commerce des vieux habits et des objets en or, parcourant dans ce but la province. Dépensier, joueur, gros buveur, c’avait été inévitablement, durant l’enfance des jumeaux, « le père absent ». Compagnon de beuveries des plus fameux sacripants de l’East End, il faisait ses tournées en province, muni de son sac de vieux habits et de son trébuchet ; il gagnait pas mal d’argent. Dès avant la guerre, les Kray avaient un niveau de vie bien supérieur à celui de la plupart des familles de Bethnal Green ; mais, comme Charles Kray était absent de chez lui à longueur de semaines, la charge d’élever les trois garçons revint à la mère, Violet Kray. L’aîné, Charles-David, naquit en 1929, les jumeaux virent le jour, à une heure d’intervalle, le 24 octobre 1935. Reggie naquit le premier.

    Violet, jeune fille, avait été une des beautés du quartier. Elle avait un caractère très volontaire, romanesque, mais entier. Elle organisa sa vie autour de ses trois garçons. Charles-David était un enfant doux, facile à élever, mais, tout de suite, les jumeaux s’affirmèrent de petits démons ; c’étaient de vrais jumeaux, les yeux noirs comme leur mère, et extrêmement durs ; ils pouvaient être aussi de charmants bambins, surtout lorsqu’ils portaient les chapeaux et manteaux de laine angora que leur avait tricotés leur mère.

    Celle-ci et les grands-parents Lee les adoraient. La sœur de Violet, leur tante Rose, une jolie femme au caractère violent qui se battait quelquefois dans la rue avec d’autres femmes, les gâtait particulièrement et avait pour eux une grande indulgence ; elle raffolait surtout de Ronnie qui l’appelait sa « Tata Rosie ».

    Au cours de la petite enfance des jumeaux, il ne survint qu’un seul ennui : lorsqu’ils avaient trois ans, ils eurent à la fois la rougeole et la diphtérie. Ronnie faillit en mourir et, par la suite, parut plus lent et plus gauche que Reggie. Celui-ci avait du charme et se montrait plus sociable que son frère ; Violet essaya de compenser la chose en donnant encore plus d’affection à Ronnie.

    Les jumeaux furent toujours inséparables, ils se chamaillaient constamment mais ne permettaient à personne d’intervenir. Comme il arrive souvent dans le cas de vrais jumeaux, ils se montraient quelque peu « différents » des autres petits durs de

    Bethnal Green qui les entouraient. Cette impression d’isolement semble avoir persisté au cours de leur adolescence ; ceux qui les connaissaient disaient que les filles ne les intéressaient pas et qu’ils étaient un peu « brindezingues ». Ils s’attiraient les ennuis et adoraient se battre.

    Parmi les moins de vingt ans du cru, c’étaient les garçons les plus vachards et les plus agressifs, et d’être jumeaux leur donnait encore plus de forces. Ensemble, ils se retrouvaient les chefs et pouvaient triompher de n’importe qui. Les combats entre bandes de l’East End étaient une rude école de violence, mais cependant les jumeaux atteignirent l’âge de dix-sept ans sans avoir de sérieux ennuis avec la police ; ce fut alors qu’un gars qui avait été sévèrement corrigé et blessé dans une bagarre entre bandes porta plainte contre eux. A POld Bailey, le procès donna un avant-goût de ceux qui les attendaient : quelqu’un soudoya les témoins et, faute de preuves, il y eut un non-lieu.

    Pendant cette période, les jumeaux se considérèrent comme « différents », en quelque sorte, des garçons qu’ils connaissaient et se forgèrent, autour d’invraisemblables héros, d’impressionnantes vies imaginaires. Entre autres, Lawrence d’Arabie, dont les Sept Piliers de la Sagesse fut, pendant quelque temps, le livre favori de Ronnie. De tels héros donnèrent aux jumeaux le goût d’une vie d’action et le mépris d’une existence laborieuse dans l’East End. Plutôt que d’accepter le seul travail qui leur était offert, garçons d’emballage au marché aux poissons, ils devinrent, à dix-sept ans, boxeurs professionnels. Reggie avait plus de style et montrait plus d’aptitudes que Ronnie ; mais le service militaire mit fin à leur carrière pugilistique. Au printemps 1952, ils furent incorporés au « Royal Fusiliers ». Aucun d’eux n’accepta de se soumettre à la discipline ; ils furent souvent en absence illégale et, au cours des deux années qui suivirent, passèrent leur temps en cavale, ou dans les prisons militaires de Colchester ou de Shepton Mallet ; ils y rencontrèrent bon nombre de jeunes aspirants criminels, dont un des frères Richardson, et prirent la ferme résolution de ne tirer leurs revenus que du crime. Lorsqu’en 1954, renvoyés de l’Armée pour « motifs déshonorants » ils revinrent à Bethnal Green, les jumeaux n’avaient de ressources que leurs poings, leur tendance à la violence et la ferme volonté de devenir la paire de criminels la plus réussie et la plus redoutée de Londres.

    [1] Personnage de Dickens dans « Olivier Twist »