Luc Baranger, L'Extravagant Monsieur Parker
Roman
216 pages
a paru le 14 mars 2019
ISBN 978-2-3588-7379-6
Luc Baranger

L’Extravagant Monsieur Parker

Roman
216 pages a paru le 14 mars 2019 ISBN 978-2-3588-7379-6
Roman
216 pages a paru le 14 mars 2019 ISBN 978-2-3588-7379-6

Albuquerque, automne 1949. Maureen McLaughlin, douce mère de famille, fait la connaissance de l’intrigant Leroy Parker qu’elle est chargée d’assister dans ses travaux ménagers. Au fil des semaines se noue entre la femme et le vieil homme une solide amitié. Jusqu’à cette journée d’hiver où Leroy révèle à Maureen son secret. Celui qui fit jadis trembler le Sud des États-Unis et que tous ont cru mort, le légendaire Billy the kid, c’est lui.
Commence alors pour Maureen et sa famille, entre incrédulité et fascination, un voyage dans le passé du vieil homme et dans les mythes de l’Ouest américain.

  • Né à Trélazé dans le Maine-et-Loire, Luc Baranger a été loueur de bicyclettes, lustreur de parquets, éducateur spécialisé, chauffeur de taxi, traducteur d’une multitude de romans américains, etc. Il a voyagé dans de nombreux pays et s’est installé au Québec où il vit et écrit.
  • Revue de presse
    Un régal pour les passionés de westerns, d’Histoire américaine et de récits écrits avec finesse !
    Au fil des pages, on a tour à tour été happé par l’intrigue et par son style enjoué, qui nous ont permis d’approcher le Wild West des despérados, des pistoléros et des voleurs de bétail.
     
    Baranger n’a pas trouvé plus original pour nous raconter l’Amérique qu’il aime tout en détestant ses politiciens, sans jamais oublier d’en fracasser l’épopée historique, qu’en l’attaquant par la conquête de l’Ouest. Le texte est court, ciselé, travaillé à la phrase autour d’une idée. On sent le perfectionniste qui compte, récite ses mots, les fait chanter plutôt. 
    Luc Baranger, fin connaisseur de l’Amérique, tord la légende pour la faire entrer dans le roman. Art de la digression, petites piques contre la civilisation américaine, humour...Qu’y a t’il de vrai dans ce roman ? Tout, évidemment !
    Luc Baranger ressuscite brillamment la magie de ces épopées romanesques, au parfum enivrant d’aventure. L’Extravagant Monsieur Parker est aussi une délicieuse et nostal-gique madeleine au goût d’enfance, celle des histoires de cow-boys et d’Indiens et des films de John Ford ou de Raoul Walsh.
  • J’ai beaucoup aimé cette virée dans l’histoire de la conquête de l’Ouest et la tendresse sous-jacente du roman.
  • téléchargez l’extrait

    Au sein de notre famille, ma mère fut la première à croiser la route de ce rogneux, cauteleux, insolite, voire intriguant monsieur Parker. En cet automne 1949, comment aurait-elle pu un seul instant imaginer que, trois quarts de siècle plus tôt, ce singulier personnage avait défrayé la chronique et entretenu un captivant feuilleton dont le dénouement renâclait à dire son dernier mot ? En effet, à la fin des années 1870, pendant que la presse, le New York Times en tête de meute assoiffée de sensationnel, s’escrimait à lui forger un statut d’icône indestructible, de son côté le Président des États-Unis en personne, contraint de se mêler des événements dans lesquels Parker faisait ses armes, dépêchait la troupe pour ramener tout un territoire à la raison. Le jour de sa rencontre avec le vieillard, ma mère n’aurait pu prévoir qu’il allait sérieusement bardasser le cours de nos vies étriquées tracées au cordeau. Et plus particulièrement la mienne.

    Pendant soixante-dix ans j’ai tu cette histoire. Avec parfois l’envie de la tuer. Je m’y suis essayé. En vain, car, coriace, elle a survécu et me survivra. Étrangler le passé et jeter sa dépouille dans la fosse commune assignée aux vestiges n’est pas donné à la première venue. Se débarrasser d’une Hydre de Lerne tapie dans le millefeuille de ses souvenirs de jeune fille romanesque requiert des aptitudes particulières. Parker a décidé de mon destin. Son histoire si rocambolesque, si formidable, au sens littéral, pas celui galvaudé d’aujourd’hui, a continué de m’habiter. Jusqu’à présent.

    Lassé de voir la faucheuse lui lancer des œillades appuyées, monsieur Parker guettait sa fin de vie l’âme au pied, avec l’impatience mesurée du voyageur aguerri dont le train accuse un retard inquiétant. Il m’avait alors confié sur un ton désabusé, révélateur d’un personnage qui n’avait craint personne et que rien n’effrayait : « Faut pas avoir la trouille de la mort, Abigail. C’est rien que la cerise sur le gâteau de la vie. C’est pour ça qu’on la garde pour la bonne bouche. » Puis il avait pris ma main dans la sienne, qu’un froid colonisait déjà sournoisement, et ma mémoire avait exhumé quelques vers d’Henry-John de la Beckwith : « Le temps n’est rien / Comme les espoirs et les peines / Le bonheur, ça va, ça vient / L’important est qu’on s’en souvienne / Et qu’on garde au creux de la sienne / Le souvenir d’une autre main.» Parker avait ajouté : « Promets-moi de révéler mon his… notre histoire… que lorsque tu sentiras tes dernières forces foutre le camp. Rassure-toi, petite, ça sera dans un sacré bout de temps. D’ici là, t’auras fait ta vie, comme on dit. Mon nom dira plus grand-chose à plus grand monde. Les saloperies que j’ai commises auront plus beaucoup d’importance. On aura eu le temps de faire mille fois pire. Dis-toi aussi, Abi, que personne te croira. Mais qu’importe ! Si à ce moment-là y te reste encore une once d’affection pour moi, fais-le. Couche notre histoire sur le papier. En souvenir de ces dernières années. J’te le demande.» De ma main libre j’avais caressé son front hersé de rides et constellé de tavelures, qui rappelait la peau d’un fruit blet. Compte sur moi, Parker, m’étais-je dis. Évidemment que je témoignerai. Telle une midinette apprenant le chagrin d’amour d’une star d’Hollywood, émue aux larmes, mon immense affection pour le moribond altérant tout libre arbitre, j’avais promis, sans toutefois mesurer l’exigence indissociable de ce serment.

    Je n’ai jamais failli. Je ne me suis jamais laissé aller à la confidence. Pourtant les occasions n’ont pas manqué où j’aurais pu tout révéler. Ni mes amis (même les petits), ni mes collègues de l’université, ni mes enfants, ni même mon mari, personne n’a jamais rien su de ce dont j’étais la gardienne. Presque la conservatrice. Nous n’étions que quatre à connaître le secret de monsieur Parker : mes parents, mon frère Shane et moi-même. Je suis la dernière encore en vie. Mais plus pour longtemps. Depuis quelques semaines la mort a pour moi toute la délicatesse du gandin qui sait y faire avec les femmes. À force de la voir me tourner autour, j’ai conscience qu’un brutal instant de faiblesse me fera succomber. Il est temps pour moi de respecter ma promesse faite à un moribond. Quand vous saurez, interrogez-vous : pourquoi, à quatre-vingts ans passés, une vieille dame au cœur souffreteux et aux jours qui se comptent sur les doigts des deux mains irait-elle inventer pareille histoire ?

    Afin de mieux cerner les événements qui amenèrent ma mère à faire la connaissance de monsieur Parker, il convient de mentionner que deux ans plus tôt le ciel et les dix plaies d’Égypte nous étaient littéralement tombés sur la tête, à nous, les McLaughlin. Alors qu’il réparait une canalisation défectueuse et vétuste au fond d’une profonde tranchée, mon père, terrassier à la compagnie des Eaux de la ville d’Albuquerque, avait été enseveli sous un éboulement. Pires que des taupes qu’une inondation soudaine menace dans leur galerie, bravant le danger que représentait un éventuel nouvel affaissement, ses collègues avaient sauté dans le trou. À mains nues, armés de pelles ou d’objets aratoires improvisés, tels des forcenés ils s’étaient mis à déblayer de façon frénétique, presque hystérique, les Chicanos hurlant : « No jodas, Sean, te sacaremos de allí ![1]» et les autres « Tiens bon, Sean, tiens bon, nom de Dieu ! » Au bout d’une poignée de minutes (expérience de temps mort qui n’avait jamais si bien porté son nom), les gars, crottés, boueux, en sueur, le souffle court, les mains sanguinolentes, exténués par l’intensité de l’effort, sidérés, le cœur battant à tout rompre, avaient dégagé un nez, des yeux, un visage, qui n’avait plus guère figure humaine, et finalement extrait papa de son linceul de glaise gluante, de segments de ferraille acérés, de caillasse et de blocs d’asphalte. Vivant.

    Le surlendemain de ce funeste jour, allongé sur son lit d’hôpital, abattu et d’humeur ténébreuse, le crâne bandé, un bras plâtré suspendu à une potence, avec le visage tuméfié du boxeur groggy quittant le ring, mon père n’avait pas compris pourquoi l’Albuquerque Journal et son concurrent, le Chronicle, avaient osé parler de miracle. Papa aurait de loin préféré que le bon Dieu le rappelât à lui une bonne fois pour toutes, car l’écrasement de sa moelle épinière par la lourde pompe à eau entraînée dans l’éboulement l’avait privé de l’usage de ses jambes à tout jamais et condamné au supplice du fauteuil roulant, autant dire au purgatoire sur Terre pour un type qui ne disposait que de sa force musculaire pour subvenir aux besoins de sa famille. Shane, mon frère aîné, venait de fêter ses treize ans, j’allais en avoir onze. Quelque soixante-dix ans plus tard, mes rares souvenirs de papa debout tiennent en une demi-douzaine de minuscules clichés noir et blanc à bords crantés.

    Une bonne quinzaine d’années avant ce drame, mes parents, alors jeunes mariés, avaient été contraints à l’exil. Comme des multitudes d’Irlandais rompus à danser la gigue devant le buffet depuis la grande famine du milieu de l’autre siècle, celle qui avait englouti son million de morts d’une seule bouchée, ils avaient débarqué de Liverpool sur le quai d’Ellis Island. Huit jours et sept nuits durant, ils avaient vomi tripes et boyaux à fond de cale du vapeur Olympic, l’estomac au bord des lèvres, tant la houle les avait malmenés. À l’issue de la quarantaine sanitaire, transplantés au Rhode Island dans une nouvelle vie de misère barrée d’un horizon fuligineux, la Grande Dépression des années 30 ne leur avait accordé aucun répit. Elle les avait chassés de Providence la mal nommée et poussés à repartir sur le trimard. Toujours vers l’ouest. Vers l’inconnu, qui n’aurait de toute façon jamais rien à envier au passé. Au sein de leurs effets guenilleux qui tenaient dans deux valises de carton bouilli, bien malin qui eut trouvé le moindre symbole de l’enthousiasme béat colporté par la célèbre formule d’Horace Greeley : « Go West, young man, and grow up with the country ! »[2]

    Tels des centaines de milliers d’autres naïfs attirés par la Terre promise californienne, sur laquelle couraient les damnés, les rumeurs, les fantasmes et les délires les plus extravagants, sans raisins ni colère, et hormis quelques rares infidélités géographiques, ils avaient suivi le tracé de la route 66. Après des mois d’errances de hobos, à chaparder dans les vergers, à bouffer des racines de tubercules et parfois du chien de prairie rôti sur un feu de camp, à grelotter la nuit, à cuire le jour, à se laver dans l’eau alcaline des arroyos ou celle croupie des fossés, à brûler le dur à bord de wagons de marchandises, à fuir les contrôles de police et éviter les matraques des serre-freins chargés de la surveillance musclée des convois, mes parents avaient échoué à Tucumcari, au Nouveau-Mexique. Papa avait trouvé un boulot de manœuvre à la Southwestern Telephone Company. Si le mot miracle avait une fois clignoté dans l’esprit de mes parents, c’était bien ce jour-là, et pas un autre. L’espoir les ayant définitivement abandonnés au cours de leur traversée de l’Oklahoma, ils étaient à bout de rêves, de forces et de ressources, et maman enceinte de cinq mois. Sans le moindre regret, ils avaient regardé leurs compagnons d’infortune, le baluchon sur l’épaule et le ventre criant famine, poursuivre leur route vers l’Arizona et la Californie.

    En 1942 l’oncle Sam avait offert à papa un séjour de trente-six mois tous frais payés dans le Pacifique sud. D’abord affecté en Nouvelle-Calédonie, puis à la base Buttons, dans l’île de Santo, aux Nouvelles-Hébrides, où il était chargé de l’entretien du matériel roulant, mon père n’avait pas aperçu le moindre Japonais. Le seul ennemi qui l’avait terrassé, au point de ne plus avoir que la peau sur les os, s’appelait anophèle, un insignifiant moustique femelle transmetteur de la malaria. Rapatrié pour raisons sanitaires, ragaillardi lors d’un séjour prolongé dans un hôpital militaire de Portland, démobilisé en avril 1945, mais peu enclin à retourner forer des trous dans la caillasse du désert pour y planter des poteaux téléphoniques, ce qui l’obligeait à de nombreuses absences, mon père avait décroché un emploi aux travaux publics de la ville d’Albuquerque. Le logement fourni compensait un salaire moindre qu’à la compagnie du téléphone. En acquérant une usine d’armement contrainte deux ans plus tôt de mettre la clé sous la porte pour cause de fin de Guerre mondiale, la municipalité s’était retrouvé propriétaire du quartier ouvrier abandonné qui la jouxtait. Un élu avait eu l’idée d’y loger les employés municipaux les plus nécessiteux. Il s’agissait de quatre cul-de-sac parallèles et poussiéreux, oubliés des opérations d’asphaltage depuis leur création oubliés. Les bordaient une centaine de modestes ranch houses, ces maisons de plain-pied au toit à pente douce, chacune isolée de ses voisines, car plantée au milieu d’un terrain carré, à la végétation rachitique et de cent trente pieds de côté. Ici une gouttière ou une barrière neuve, là de nouveaux bardeaux pour combler les lacunes du toit, ailleurs un madrier neuf pour étayer le carport chancelant ou un coup de peinture avaient suffi à cacher la misère la plus criarde et redonner un semblant de lustre à ces habitations bâties autrefois à la hâte et vieillies avant l’âge. L’unique fantaisie de ces bâtisses au rabais résidait dans une arche semi-circulaire intégrée à la galerie, face à la porte d’entrée. Contents de notre nouveau sort, nous avions quitté l’étroit garni de Tucumcari, qui puait en permanence le graillon et le chou bouilli de la gargote du rez-de-chaussée, pour nous établir à Albuquerque, au 132 Camino del Valle, à l’extrême sud de la ville, à quelques encablures à l’est du rio Grande. D’ailleurs chaque soir le lit du fleuve donnait l’illusion fantasmagorique de noyer le soleil aux teintes incendiaires sombrant du mauve au mordoré.

    Pour notre arrivée, le jovial et très dévoué père McCannon, un vieux curé dynamique à la tignasse et à la barbe flamboyantes, trop heureux d’accueillir de nouvelles ouailles élevées au bon grain de l’église catholique irlandaise, organisa une collecte de meubles, de sorte que mes parents évitèrent de s’endetter pour acquérir le minimum. Ce sofa et ces fauteuils confortablement fatigués, ces lits métalliques bringuebalants, ce poêle en fonte lourd comme un âne mort, ces tables délicieusement bancales, ces chaises dépareillées, ce bureau rafistolé, cette cuisinière, tous à la peinture, au vernis ou à l’émail écaillé, fussent-ils doués de parole, auraient eu beaucoup de choses à raconter concernant leur vécu. À la plupart d’entre eux, mon père, « qui avait de l’or dans les mains » (c’est ce que disait maman pour vanter ses talents de bricoleur), allait donner une deuxième ou une troisième vie.

    Papa avait pour voisins les collègues qu’il côtoyait au travail toute la sainte journée, Shane et moi prenions le bus avec leurs enfants pour rejoindre l’école de South Valley. La plupart de nos camarades avaient comme nous des parents étrangers, mexicains pour la plupart, tous américains de fraîche date, égaillés au petit bonheur la chance à travers le continent, lessivés par la Dépression et éjectés tambour battant de la machine à rincer les turpitudes de Wall Street. Agrippée à son petit nuage meublé de bric et de broc, après des années dans la débine et sur le trimard, maman répétait souvent : « Là ou ailleurs, quelle différence ça fait du moment qu’on reste unis sous le même toit et qu’on arrive à joindre les deux bouts ? » Autrement dit, le rêve californien attendrait.

    Après l’accident qui l’avait privé à tout jamais de mobilité, papa avait eu la possibilité de porter plainte contre la municipalité qui l’employait. Il devait à un étayage et un boisage défectueux l’éboulement qui avait fait de lui un homme tronc, même si Marcus Korhonen, l’ingénieur en charge du chantier, un Finlandais à la chevelure fillasse peroxydée, dont on disait que la nuit il rêvait d’escalade de l’échelle sociale chaussé de bottes de sept lieues, persistait à nier ce que les compagnons de papa présents sur les lieux du drame avaient fort bien entendu :

    — Vous allez pas y passer la journée ! Vous étayez au minimum, vous colmatez la brèche, vous rebouchez et vous dégagez. On vous attend déjà boulevard Tierra Pintada pour une grosse fuite de canalisation. La route est inondée. Les voitures ont du mal à passer. Allez, on s’active !

    — Tierra Pintada… Tierra Pintada… C’est pas là qu’habite le maire ? avait, goguenard, demandé Régent Vallée, un copain québécois de papa, pour lequel les mots ordre, contremaître, ingénieur et hiérarchie étaient tous synonymes d’urticaire.

    — On peut savoir, Vallée, ce que tu sous-entends ? avait aussitôt rétorqué Korhonen, visiblement agacé par la remarque.

    — Mais rien du tout, chef. Qu’est-ce que vous allez imaginer ? avait répondu le Canadien, d’un ton faussement indigné.

    Malheureusement pour le maire et l’ingénieur, le syndicat des cols bleus de la ville s’était dit prêt à se porter partie civile et à endosser les frais d’une action en justice. Mais papa avait perdu le goût de vivre, à la manière d’un chewing-gum trop mâché. Broyé par le malheur sur son lit de douleur, conscient du fardeau permanent qu’il était devenu pour les siens, l’esprit traversé de pulsions suicidaires, il ne supporta pas l’idée de se lancer dans une éternité de procédure, d’expertises médicales, de contre-expertises, de renvois devant la cour et de délais d’appels interminables. Cynique, face aux trois délégués syndicaux plantés au pied de son lit d’hôpital, il avait tranché le débat d’un définitif : « Rien que de penser à l’éventualité de ce procès, ça me coupe les pattes ». Pessimiste par nature, devenu ronchon et neurasthénique à trente-huit ans (on l’eut été à moins au vu des circonstances), il n’avait pas pour autant renoncé aux saillies mouillées d’humour noir et de désespoir.

    Après avoir poussé un soupir de soulagement qu’on avait dû entendre à l’autre bout du comté de Bernalillo, dans le but de se faire pardonner ce dont on ne l’accuserait jamais, et surtout pas la presse qui lui mangeait dans la main avec une docilité de tourterelle, le maire, Clyde Tingley, avait, par le biais d’une œuvre qu’il soutenait financièrement, offert un fauteuil roulant à mon père. De son côté, croyant bien faire, et sans nous en avertir, le révérend McCannon avait passé le chapeau dans tout le quartier et recueilli de quoi parer très momentanément à nos besoins financiers les plus immédiats. Après la remise de la somme, papa, quelque peu mal à l’aise, avait poliment remercié le prêtre avant d’ajouter, sans cesser de le regarder droit dans les yeux :

    — Savez, mon père, Dieu m’a laissé choir. Non non, j’vous en prie, dites rien, vous me ferez pas changer d’avis. Maureen et les enfants feront ce qu’ils voudront, mais moi vous me verrez plus à la messe du dimanche. Et encore moins à la fête paroissiale où je faisais tourner la roue de la tombola, parce que, vu ce qui m’est arrivé, je dois pas beaucoup porter chance…

    — Je n’insisterai pas, Sean. J’ai servi auprès des Canadiens, à Vimy, quand j’étais jeune aumônier en 1917. J’ai vu des tas de gars renier leur foi après avoir été gazés, défigurés ou amputés. Un jour, peut-être, reviendrez vous dans la maison de Dieu.

    Voulant éviter l’installation d’un silence pesant, papa avait aussitôt proposé :

    — Faudrait pas, mon père, que ce que je viens de dire vous empêche de rester à souper.

    — À une condition, répondit McCannon avec un grand sourire. Que vous acceptiez cette bible. C’est la mienne, je vous en fais cadeau. Rassurez-vous, j’en ai d’autres. J’aimerais que vous la relisiez une dernière fois avant de tourner le dos à la religion. Mais au fait, Sean, répondez-moi franchement, la Bible, l’avez-vous déjà lue ?

    — En entier ? Jamais, admit mon père d’un ton penaud qui ne le priva pas de tendre le bras pour accepter le livre. C’est pas à vous que je vais apprendre que chez nous, en Irlande, on a la foi du charbonnier dès qu’on sort du ventre maternel. On se pose jamais de questions. La Bible, j’en ai lu des petits bouts, du temps que j’allais au catéchisme. Je veux bien faire l’effort. Parce que c’est vous. Mais ça me fera pas revenir sur ma décision.

    Sur ce, il fit pivoter son fauteuil, objet de son calvaire, et lança « Allez ! À table ! » d’un ton presque guilleret, qui nous fit nous regarder, mon frère et moi, car notre père macérait depuis des semaines dans l’accablement et la mélancolie.

    Je me souviens aussi qu’au cours des jours suivant la remise du fruit de la collecte, ma mère, submergée par la nécessité et la honte de devoir accepter l’aide des voisins, n’avait pas osé mettre un pied en dehors de chez nous. Shane et moi avions été de corvées de poubelles, d’épicerie et de désherbage de l’allée du carport.

    [1] Fais pas l’con, Sean, on va te sortir de là ! (Toutes les notes sont de l’auteur)

    [2] Allez dans l’Ouest, jeune homme, et grandissez avec le pays !