René Belbenoît, Guillotine sèche
Récit
192 pages
a paru le 18 avril 2019
ISBN 978-2-3588-7384-0
René Belbenoît

Guillotine sèche

Récit
192 pages a paru le 18 avril 2019 ISBN 978-2-3588-7384-0
Récit
192 pages a paru le 18 avril 2019 ISBN 978-2-3588-7384-0

L'histoire vraie qui a inspiré Papillon

René Belbenoît a vingt-deux ans quand il est condamné pour vol aux travaux forcés en Guyane. Au bagne, il mutilplie les tentatives d’évasion. Traité de plus en plus durement, acharné dans sa quête de liberté, il parvient enfin à ses fins. Suivra une cavale de vingt-deux mois, en pirogue, à cheval, à pied, à travers mers, jungles, fleuves et montagnes, avant de réussir à gagner clandestinement les États-Unis.
Guillotine sèche est le récit de cette incroyable aventure qui a déjà séduit plus d’un million de lecteurs et inspira les célèbres roman et film Papillon.

  • René Belbenoît, né en 1899 à Paris et mort en 1959 en Californie, fut condamné à huit ans de travaux forcés au bagne et à l’expulsion en Guyane. Il passe à la postérité grâce au récit de son évasion et de sa cavale en Amérique. Il inspira notamment le roman Papillon d’Henri Charrière.
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    Emportée par la queue d’une tornade, telle qu’il en sévit dans la mer caraïbe, une frêle pirogue indienne avait gagné l’île de La Trinité.

    À bord, selon le Trinidad Guardian, se trouvaient six Français affamés et presque submergés, six fugitifs qui, après dix-sept jours de navigation sur une mer démontée, avaient réussi à s’échapper de l’île du Diable, la colonie pénitentiaire de la Guyane française. Poussés par la curiosité, plusieurs colons anglais et moi-même, nous descendîmes jusqu’aux casernes pour voir les évadés. Ils n’étaient pas en état d’arrestation. Dans chaque Anglais, si loin soit-il de sa terre natale, il y a quelque chose de « sportif » et le commandant du port traduisit l’opinion générale (sauf celle du consul de France) en déclarant : « Je n’ai pas l’intention de livrer ces pauvres gens au consul de France. Qu’il s’en arrache les cheveux si ça lui fait plaisir ! La Guyane française est une des hontes de la civilisation. Nous donnerons de quoi manger à ces évadés, nous leur trouverons un endroit où ils pourront se reposer, nous leur procurerons un meilleur bateau et nous les laisserons tenter de nouveau leur chance. » Dans une pièce vaste et confortable, six hommes nous accueillirent avec des sourires pathétiques. Cinq d’entre eux étaient grands et taillés en hercules. On aurait pu les prendre pour des champions de boxe, des bûcherons canadiens ou des soldats de la Légion étrangère. Par la puissance de leurs muscles, par leur façon de vivre, par leur mentalité, c’étaient de véritables brutes.

    Le sixième, au contraire, surprenait par sa petite taille. Très mince, il mesurait à peine un mètre cinquante et pesait moins de quarante kilos. Mais dans ses yeux luisait un feu, attisé, ainsi que je devais l’apprendre, par quinze années de mort vivante, par quatre tentatives d’évasion manquées, par un désir presque forcené de réussir la cinquième ou d’y laisser sa peau. Son seul bien consistait en un paquet emballé dans une toile cirée et renfermant treize kilos de feuillets couverts d’une écriture serrée : le récit détaillé de quinze ans de bagne, la biographie la plus extraordinaire, le document le plus étonnant qu’il m’ait jamais été donné de voir sur le crime et son châtiment. Après avoir lu un certain nombre de chapitres, je me mis à bavarder avec cet homme. Je brûlais d’obtenir des renseignements sur son passé. Né à Paris le 4 avril 1899, René Belbenoit, à l’âge de vingt et un ans, était parti pour l’exil dans la plus célèbre colonie pénitentiaire du monde civilisé. Cela ne me suffisait pas. J’étais frappé par le fait que René Belbenoit ne correspondait nullement à l’image que je me faisais d’un criminel, d’un forçat. Étape par étape, je retraçai son histoire, je remontai à son enfance, cherchant l’entrée du chemin qui l’avait conduit au fond de cet enfer. Certains enfants deviennent plus tard des hommes à qui tout réussit, d’autres deviennent des épaves. Pourquoi ? Papa Belbenoit, qui se maria sur le tard, était un brave homme, un très brave homme, me confia son fils. Il n’était pas peu fier d’avoir accédé, après de longues années de services, au poste de mécanicien en chef de la Compagnie du Paris-Orléans. Trois mois après la naissance de René, sa jeune femme, abandonnant mari et enfant, partit pour la Russie comme gouvernante dans la famille du Tsar. Elle estimait que le père de René faisait preuve de trop peu d’ambition en refusant un avancement qui l’eût enlevé au rapide qu’il aimait, au plaisir de le conduire avec une régularité d’horloge.

    Papa Belbenoit ne tenait pas du tout à cet avancement, il n’avait nulle envie de s’asseoir dans un bureau de surveillant et la mère, jeune, ambitieuse, autoritaire, quitta son foyer pour la Cour de Russie. Papa Belbenoit passait quatre jours sur sept sur sa locomotive et le petit René fut confié à ses grands-parents qui possédaient un modeste restaurant non loin de la gare du P.-O. Jusqu’à l’âge de douze ans, René fut ni plus ni moins qu’un bon petit garçon français, pareil à tant d’autres. Il allait en classe, travaillait ferme et était toujours dans les premiers. Mais, lorsqu’il eut douze ans, sa grand-mère mourut et, cinq jours plus tard, son grand-père la suivit dans la tombe. Tout le monde déclara que le vieillard aimait tellement sa femme qu’il n’avait pu lui survivre bien longtemps. À partir de ce moment-là, le garçon qui grandissait fut livré à lui-même quatre jours sur sept jusqu’à ce qu’un de ses oncles vînt se fixer à Paris et prît la direction d’une boîte de nuit, place Pigalle, le Rat Mort, cabaret appelé à connaître la célébrité. Son oncle emmena René vivre avec lui dans son appartement au-dessus du restaurant. Dès la fin de la journée et toute la soirée, René était employé par son oncle comme garçon de courses.

    Il n’avait que treize ans mais il n’en devait pas moins rendre beaucoup de services. Le Rat Mort était fréquenté par des actrices et des demimondaines vêtues de robes somptueuses et couvertes de bijoux. Montmartre était le grand centre des réjouissances parisiennes. Les plus connus d’entre les fêtards d’Europe, les femmes les plus convoitées et les plus richement entretenues fréquentaient chez son oncle. Mistinguett, le baron Maurice de Rotschild et bien d’autres personnalités masculines ou féminines se donnaient rendez-vous au Rat Mort et y dépensaient sans compter, si bien que René Belbenoit ne fut pas long à toucher plus de pourboires en une semaine que son père ne gagnait en trois mois. « Je n’ai jamais vu autant d’argent ! Me dit Belbenoit. Je n’ai jamais vu dépenser avec autant d’insouciance. Tous les gens que j’avais connus, tous ceux que mon père, mon grand-père et ma grand-mère avaient connus, travaillaient dur et ne dépensaient guère. Pour eux, l’argent ne s’obtenait pas sans mal et ils se privaient de bien des douceurs pour faire des économies. Ainsi, à treize ans, je fus amené à contempler un monde bien différent, une société surprenante où les gens ne travaillaient pas, avaient tout l’argent qu’ils voulaient, ne se refusaient rien, dépensaient comme des fous, vivaient au milieu des bouteilles de champagne, des étoffes de soie, des parfums, des bijoux, bref menaient une existence qui me laissait pantelant. » Les occupations nocturnes du jeune garçon ne lui permettaient pas de déployer beaucoup d’ardeur dans la journée. En classe, il lui arrivait souvent d’avoir envie de dormir et, lorsqu’il ne somnolait pas, il s’insurgeait à l’idée de poursuivre des études qui, en mettant les choses au mieux, le conduiraient à entrer en apprentissage dans une maison de commerce où il ne gagnerait qu’une petite partie de ce qu’il gagnait déjà au Rat Mort. Lorsqu’il eut quinze ans, son oncle finit par épouser ses vues. Chargé de transmettre des lettres d’amour ou de ménager de galantes rencontres, René s’était toujours fort bien acquitté de sa tâche et la réussite de ses diverses missions avait sans doute été pour beaucoup dans la prospérité grandissante du cabaret. Les noctambules et les demimondaines appréciaient à leur juste valeur les services rendus par le jeune garçon. Cependant, Papa Belbenoit se montra très mécontent lorsqu’il apprit à quel genre d’activité se livrait René. Il désirait que son fils fît d’abord de bonnes études et reçût ensuite un enseignement technique. Il voulait faire de lui un cheminot.

    Un jour, quand il serait trop vieux pour travailler, il prendrait sa retraite et René conduirait à son tour un rapide du P.-O. Papa Belbenoit et l’oncle Belbenoit eurent une violente querelle et René resta longtemps sans revoir son père. Les après-midi, quelques clients se réunissaient au Rat Mort pour y battre la carte ou jouer aux courses. René portait l’argent des paris chez les bookmakers et lorsque les clients avaient gagné il touchait des pourboires considérables. Un beau jour, un certain nombre de ces clients annoncèrent qu’ils avaient des renseignements confidentiels et qu’ils allaient miser plus gros que d’habitude sur un « toquard », un cheval qui rapporterait du vingt contre un s’il gagnait. « Autant jeter son argent par la fenêtre », dit un de ses camarades à René qui se rendait au champ de courses avec une liasse de billets.


    « Ne fais pas l’imbécile ! Mets l’argent dans ta poche. Ne le place pas. Ce cheval-là tombera sûrement ou se classera dernier… et la somme t’appartiendra au lieu d’aller aux bookmakers ! » René compta l’argent. Le montant des paris s’élevait à deux mille deux cents francs. C’eût été trop dommage de faire cadeau d’une telle somme à des gens qui s’étaient déjà suffisamment enrichis comme cela. René empocha l’argent et n’alla pas au champ de courses. Par malheur, le mauvais cheval gagna. « Je ne retournai pas au Rat Mort ce soir-là, me dit René. Il m’aurait été impossible de rembourser avec mes économies les paris à vingt contre un et je n’avais pas le courage d’aller trouver mon oncle pour lui dire qu’au lieu de placer l’argent de ses clients je l’avais délibérément gardé. Toute la nuit j’errai dans les rues de Paris cherchant un moyen de me sortir de cette impasse. Au petit jour, je finis par imaginer une solution. Je n’avais pas placé l’argent, c’était malhonnête, mais je possédais encore le montant des paris et j’avais assez d’argent de côté pour verser aux clients le double de ce qu’ils avaient misé. Mettant mon projet à exécution, je retournai au Rat Mort et me faufilai à l’intérieur par une porte qui donnait
    derrière. Je m’efforçai d’expliquer à mon oncle ce qui s’était passé. Il me regarda avec des yeux de tigre, me donna un coupde-poing sur la tête et me frappa avec un gros trousseau de clés. Je m’enfuis pour échapper aux coups et ne plus l’entendre me traiter de voleur. J’étais hébété par la catastrophe qui venait si brutalement de s’abattre sur moi.»


    Ce jour-là fut aussi une catastrophe pour le reste du monde. Les rues de Paris s’emplirent soudain de groupes anxieux qui lisaient et commentaient les nouvelles. « La guerre ! » cria au jeune Belbenoit un de ses anciens camarades d’école qui se précipita vers lui un journal à la main. « On va se battre contre les Allemands. La guerre a été déclarée ! Mon frère est déjà parti rejoindre les volontaires. Regarde ! » fit-il en montrant l’extrémité de la rue. « C’est là que s’inscrivent les volontaires. Regarde comme la file augmente vite ! » Les deux camarades se dirigèrent vers le bureau d’enrôlement installé en hâte. Alors, presque en tête de la rangée d’hommes, René aperçut son propre père. Sa tenue de cheminot soigneusement repassée, les boutons bien astiqués, il tranchait sur les autres volontaires. Pour un peu, on l’eût pris pour un général. René s’approcha pour lui demander son pardon. Il ignorait si son père était au courant de la faute qu’il venait de commettre, mais il était bien décidé à tout lui raconter, à lui promettre de retourner à l’école, de travailler dur et de se conformer à ses vœux. « Va-t’en ! » s’exclama papa Belbenoit tandis que son fils essayait de se cramponner à sa manche galonnée d’or. « Va-t’en, voleur ! » « Les hommes alignés les uns derrière les autres se retournèrent tous pour me regarder », me raconta René. « Mais mon père, le visage contracté par la colère et le chagrin, continua de regarder droit devant lui. Je crois qu’aucun des volontaires ne se rendit compte que nous étions le père et le fils. Je m’éloignai aussi vite que je pus. »

    Deux jours plus tard, du balcon d’un petit hôtel, René Belbenoit vit des soldats défiler dans la rue et se rendre à l’endroit où les attendaient les camions chargés de les emmener au front. Papa Belbenoit marchait à la tête d’une escouade. Les épaules rejetées en arrière, le regard lointain, il se tenait très droit. Ce n’était plus le mécanicien du rapide qui passait là. « Je le regardai de dos jusqu’à ce qu’il se confondît dans le flot des soldats, me dit Belbenoit d’une voix douce. Alors, je me sentis seul, très seul. Je ne pense pas que dans tout Paris, où tant de gens apprenaient à connaître la solitude, un jeune garçon se sentit aussi abandonné que moi. » Moins d’un mois plus tard, Belbenoit s’engageait à son tour. « Je n’avais pas dix-huit ans, me confia-t-il, mais je me redressai de toute ma taille et bombai le torse. Le sergent recruteur avait grand besoin d’hommes et ne se montra pas trop curieux. On me demandait seulement de pouvoir manier un fusil. » L’armée française possédait une arme appelée fusil-mitrailleur. Ce fusil pesait treize kilos et, grâce à vingt chargeurs circulaires, tirait des balles à une cadence accélérée. À l’instruction, Belbenoit fit montre d’une adresse peu commune dans le maniement de cette arme et, avant de monter dans le train qui emmenait les jeunes soldats au front où la bataille faisait rage, il se vit confier un fusil-mitrailleur dernier modèle et eut deux servants sous ses ordres. L’un de ceux-ci portait les munitions et la moitié du fusil tandis que l’autre, un ouvrier mécanicien, assez âgé pour être le père de Belbenoit, portait l’autre moitié et, pendant le tir restait tout près de l’engin afin d’en réparer le mécanisme chaque fois qu’il se détraquait. « La guerre fut terrible, déclara Belbenoit, mais, évidemment, ce ne fut rien à côté de ce que j’ai enduré depuis. J’y jouai un rôle analogue à celui de milliers de soldats inconnus, combattant selon les instructions reçues, montant à l’assaut quand on nous en donnait l’ordre, mort de peur, la plupart du temps, à la pensée de ce qui risquait de me dégringoler sur la tête, me demandant quand mon tour allait venir. Je m’efforçais de ne pas considérer isolément les hommes que je tuais. Je prenais ma course et laissais leurs cadavres derrière moi sans détourner la tête. Nous entrâmes en Belgique. De nouveaux renforts venaient constamment combler les vides. Devant Roulers, que nous nous préparions à reprendre aux Allemands, je reçus mes galons de caporal du 40e régiment.

    Cinq heures plus tard, nous apprîmes que l’on avait proclamé l’armistice. » Ayant suivi l’armée d’occupation en Allemagne, Belbenoit lut un avis collé au tableau d’affichage du camp de Cologne. On demandait des volontaires pour l’armée d’Orient. Il fut nommé sergent au 2e régiment de tirailleurs, le régiment arabe, et partit pour la Syrie. À Alexandrette, après la prise d’Alep, il devint sergent-chef. Vers le milieu de 1920, il fut pris par les fièvres et on le renvoya en France. Sur les quatorze soldats qui s’embarquèrent avec lui, cinq seulement survécurent et atteignirent Marseille. On le dirigea sur l’hôpital Percy, à Clamart. Pendant sa conva lescence, il fit la connaissance d’une jeune infirmière dont il tomba éperdument amoureux. Renée et René. Les deux jeunes gens décidèrent de se marier dès que René aurait été démobilisé et aurait trouvé un emploi. À la fin du mois de février 1921, Belbenoit quitta l’hôpital. Il se rendit aussitôt au centre de démobilisation. « Sous l’habit militaire, presque tout le monde peut avoir du chic, me déclara Belbenoit. Riches ou pauvres, nous avions tous le prestige des épaulettes, des boutons de cuivre, des tuniques bien ajustées. J’étais un peu comme le geai paré des plumes du paon. J’étais fier de mon uniforme de sergent-chef de l’armée d’Afrique. Coiffé d’une jolie chéchia rouge, la poitrine ornée de trois décorations, Renée me trouvait grande allure. La mine conquérante, j’allai me présenter aux autorités chargées de la libération des soldats. Après avoir ôté mes trois décorations de ma tunique, je les enveloppai dans un morceau de papier et j’enfouis le tout dans la poche d’un pantalon gris mal taillé que me remit un sergent de l’Intendance. J’étais désormais en possession d’un complet Abrami, cadeau du gouvernement français à tous les soldats qui ne s’étaient pas fait tuer. La veste grise m’allait encore plus mal que le pantalon. Le sergent me déclara que la veste et le pantalon valaient vingt-deux francs et que si je n’en voulais pas, j’avais le droit de toucher une somme équivalente. Nombre de richards prirent les vingt-deux francs et sablèrent le champagne avec. Leurs tailleurs leur avaient fait toute une collection de complets bien coupés, mais moi, je n’avais ni tailleur, ni argent à dépenser en vêtements. Je me contentai donc du complet Abrami. » Ainsi, à vingt et un ans, Belbenoit redevenu civil, se mit de nouveau à errer dans les rues de Paris. Il passa sa première nuit dans un petit hôtel.

    De bonne heure le lendemain matin il partit à la recherche d’une situation. On eut beau lui dire qu’il ne trouverait rien de reluisant, il n’en remplit pas moins une certaine quantité de demandes d’emploi. À la fin de chaque journée, il allait chercher Renée à l’hôpital et avait l’impression d’être un clochard. « J’étais écœuré de ne pas trouver de travail et j’avais peur que Renée ne me considérât d’un autre œil sous mon complet Abrami. Oui, je craignais qu’il ne lui vînt à l’idée d’avoir fait une mauvaise affaire. Mais il n’en fut rien. Elle me remonta le moral, me disant que j’étais loin d’être le seul démobilisé en quête d’une situation, me conseillant de prendre patience et m’assurant que tout finirait par s’arranger. » Pourtant, dix jours passèrent et René n’avait encore rien. Il avait dépensé tout son argent, toutes ses économies de soldat. Ayant appris qu’un restaurateur de Besançon avait besoin d’un plongeur, il se rendit en hâte dans cette ville. Huit francs par jour, la nourriture et le logement, c’était tout ce que le patron de René pouvait lui offrir. Pendant dix jours, Belbenoit travailla dans la cuisine saturée de vapeurs, s’astreignant aux plus sévères économies pour avoir un peu d’argent devant lui. Le soir du onzième jour, il découvrit que le tiroir-caisse du restaurant contenait une assez grosse somme. « Je regardai les quelques francs que j’avais réussi à mettre de côté en suant toute la journée, me dit Belbenoit. Ils ne m’auraient même pas permis de vivre pendant une semaine. Dès que le restaurateur eut le dos tourné, je plongeai la main dans le tiroir ouvert et je m’emparai d’un portefeuille que je dissimulai dans ma chemise. À la porte, il y avait une motocyclette. Je l’enfourchai et, toute la nuit, je roulai sur la route nationale. Au matin, j’abandonnai ma machine à l’entrée de Paris et, avec quatre mille francs en poche, je commençai une tournée dans les magasins. J’achetai deux complets de bonne qualité et les fis retoucher jusqu’à ce qu’ils m’allassent parfaitement. J’achetai aussi des chemises, des cravates, des chaussettes, des caleçons, des chaussures, un chapeau et une valise dans laquelle je mis tout ce que je n’avais pas sur moi. J’allai voir Renée et tous deux nous rîmes comme nous avions ri lorsque j’étais à l’hôpital. Elle paraissait enchantée que j’eusse trouvé un emploi. Je m’étais débarrassé de mon horrible complet Abrami et, à entendre Renée, j’étais charmant dans mes habits neufs.

    Elle me déclara que le lendemain j’irais chez elle faire ma demande en mariage à ses parents. Mais j’avais peur. Ma faute me pesait de plus en plus lourd sur la conscience. J’avais commis un vol, j’étais un voleur ! La police devait déjà me rechercher. Je ne voulais pour rien au monde que Renée fût mêlée à cette turpitude. Elle ne devait pas savoir que j’étais un voleur. Pendant deux jours, je demeurai terré dans ma chambre d’hôtel. Le troisième jour, j’écrivis à Renée pour lui dire qu’on m’appelait hors de Paris et, filant à la gare, je pris un train pour Nantes. Dans mon compartiment de troisième classe, j’essayai de passer aussi inaperçu que possible. » À cette époque Nantes, d’après Belbenoit, était une ville élégante où l’argent coulait à flots. Muni de son livret militaire des plus élogieux, René se rendit à un bureau de placement dont la clientèle était fort distinguée et, moins de trois heures après son arrivée, il était engagé comme valet de chambre au château Ben Ali qui appartenait à la comtesse d’Entremeuse. « Lorsque je fais un retour en arrière sur cette période de ma jeunesse, me confia Belbenoit à la caserne de La Trinité, lorsque je regarde par-dessus les années de châtiment et de régénération que j’ai traversées, je me demande si ce fut bien là le tournant de ma destinée. Je ne le crois pas. Je crois que mon destin a été marqué le jour où ma mère a quitté mon père et est partie pour la Russie. Au château, j’aurais pu travailler pendant longtemps dans le confort et la dignité. J’aurais même pu faire oublier complètement mon histoire de Besançon et épouser Renée. La comtesse d’Entremeuse était une patronne sympathique. Chez elle, personne n’était écrasé de besogne. Les domestiques avaient fréquemment l’occasion d’aller se reposer sur la plage ou dans les endroits fréquentés par l’aristocratie. Mais je trouvais que passer mes jours comme larbin dans cette maison élégante et porter la livrée était une pénitence bien désagréable. Plus j’allais, plus j’étais mécontent de mon sort. J’étais au château depuis un mois quand je vis sur la coiffeuse de la comtesse un écrin de cuir rouge où étaient enfermées ses perles. Je vis aussi une liasse de billets apportés au château pour régler les gages des domestiques le lendemain. Je pris l’argent et les perles, j’allai me changer et sautai dans un train pour Paris. Le lendemain matin, en sortant du bureau de poste où j’avais écrit à Renée de venir me retrouver en cachette, je fus encadré par deux inspecteurs en civil. J’étais arrêté… »

    « Telle fut l’histoire de ma jeunesse », me dit Belbenoit en refaisant le paquet de notes et de documents qu’il avait rapporté du bagne. De la Galerie des Voleurs, il fut traduit en justice et condamné à huit ans de travaux forcés en Guyane. Peu de temps auparavant, deux hommes avaient eu à répondre de crimes plus graves devant le même tribunal : Galmot, le député de la Guyane qui avait machiné le fameux scandale des Rhums et avait été accusé d’en avoir
    tiré quatre millions de bénéfices, et Vilgrain, accusé d’avoir gagné plus de six millions de francs en livrant à l’armée française des fournitures de mauvaise qualité. Mais comme ces deux hommes avaient de nombreux avocats et des relations influentes, ils avaient été acquittés. Deux gardes robustes empoignèrent Belbenoit qui s’était mis à reprocher au Président du Tribunal son manque d’équité et, le soulevant de terre, le conduisirent en un clin d’œil dans
    la salle d’attente des prisonniers. Là, ils le jetèrent par terre et lui administrèrent des coups de menottes sur les poignets. À moins de vingt-deux ans, René Belbenoit était déjà sur le chemin du bagne. « Écoutez-moi, dis-je à Belbenoit, tandis qu’il achevait de sceller la toile cirée dont était enveloppé son paquet, ce manuscrit dans lequel vous retracez votre vie en Guyane française et les documents que vous en avez ramenés, pourquoi ne me laisseriez-vous pas les expédier aux États-Unis et vous trouver un éditeur ? Pour le moment, il n’est pas encore question pour vous de liberté définitive. Vous risquez de vous perdre en mer ou d’aborder dans un port où l’on vous arrêtera pour vous renvoyer à Cayenne. Cette fois-ci, je réussirai, m’affirma Belbenoit. J’atteindrai les États-Unis et j’emporterai le manuscrit avec moi. » Douze mois plus tard, je me trouvais dans la jungle de Panama. Devant moi, au beau milieu de la piste forestière que je suivais, je vis un petit homme armé d’un grand filet à papillons. Il s’arrêta et me regarda de l’air de quelqu’un qui ne sait s’il doit s’enfuir ou non.

    Je le reconnus. « René Belbenoit ! M’écriai-je. Félicitations !

    – Pas encore, me répondit-il. Panama n’est qu’à mi-chemin des États-Unis. Il m’a fallu un an pour arriver jusqu’ici !

    – Où sont vos compagnons, ceux qui étaient avec vous à La Trinité ? Demandai-je.

    – Je suis le seul qui soit toujours en liberté, m’annonça-t-il. Tout en observant cet homme frêle au visage et au corps ravagés, je ne pouvais m’empêcher de songer qu’au cours de l’année qui venait de s’écouler, année qui, pour moi et pour la plupart des autres personnes, avait été empreinte de calme routine, sa vie avait dû être un perpétuel cauchemar. Il lui avait fallu une année entière pour aller de La Trinité à Panama ! Nous nous assîmes devant son petit refuge de chasseur de papillons au toit couvert de chaume. Nous étions à bien des kilomètres de toute civilisation, à vingt kilomètres, me dit Belbenoit, du village chakoi où il vivait avec des Indiens primitifs. Je lui demandai de nouveau de me laisser emporter son manuscrit aux États-Unis.

    – Vous ne pouvez continuer à traîner avec vous treize kilos de paperasses à travers l’Amérique Centrale, lui déclarai-je. Il vous reste encore à traverser Panama, le Costa-Rica, le Nicaragua, le Honduras, le San Salvador, le Guatemala et le Mexique, pays qui, aujourd’hui, surveillent leurs frontières avec des yeux de lynx. Vous n’avez pas de passeport. Vous êtes un évadé. Ce que vous essayez de faire est irréalisable. Laissez-moi donc emporter le manuscrit aux États-Unis. Je vous trouverai un éditeur. Vous avez là un document étonnant, un récit extraordinaire. Les éditeurs vous aideront peut-être à trouver une terre d’asile en même temps que la liberté.

    – Je vous remercie encore, me dit-il avec beaucoup d’empres- sement, mais je crois que je réussirai. Je veux emmener moi-même mon manuscrit aux États-Unis. Les États-Unis sont la terre de la liberté, n’est-ce pas ? J’ai passé quinze années en enfer. S’il m’est donné d’atteindre les États-Unis, je serai peut-être en mesure de mettre un terme non seulement à mes propres souffrances mais à celles de milliers d’êtres humains. Si jamais l’on me reprend, si j’ai l’impression qu’on va me renvoyer à la Guyane, je vous expédierai le manuscrit… avant de me tuer ! »


    Je pensais ne jamais revoir Belbenoit. Je pensais que son histoire de la cruauté de l’homme envers l’homme, cette histoire dont la rédaction lui avait coûté tant de peines au cours de quinze années de tortures, n’aurait pas d’autres lecteurs que moi, serait perdue dans la jungle ou au fond de la mer, destinées à être l’une ou l’autre le tombeau du fugitif. Or, je me trompais. Après vingt-deux mois d’efforts surhumains et d’aventures surprenantes, René Belbenoit finit par atteindre les États-Unis. Il franchit la frontière en loques, mais son manuscrit était sain et sauf sous sa couverture de toile cirée. Son livre commence à son exil de la société et de la civilisation. C’est l’histoire du bagne, des îles Royale et Saint-Joseph, de Cayenne, la capitale d’une colonie du péché, l’histoire des libérés vivant comme des chacals, d’hommes rendus fous par la solitude dans des cachots obscurs, d’une existence plus terrible que la mort, de morts plus affreuses que celles qu’on invente dans les romans. Âgé de trente-huit ans, d’une maigreur effroyable, presque aveugle, toutes ses dents tombées, rongé par le scorbut et miné par les fièvres, René Belbenoit n’a peut-être plus beaucoup d’années à vivre. Il ne souhaite qu’une seule chose, il espère de tout son cœur que la publication de son livre amènera enfin la France à supprimer le bagne de la Guyane, à ne plus y envoyer d’êtres humains endurer les souffrances de la Guillotine Sèche.


    WILLIAM LA WARRE,

    Membre de la Société Royale de Géographie.

    The Harvard Club

    New York City

    Noël 1937