Marthe Richard, Espionne
Récit
348 pages
a paru le 26 septembre 2019
ISBN 978-2-3588-7534-9
Marthe Richard

Espionne

Récit
348 pages a paru le 26 septembre 2019 ISBN 978-2-3588-7534-9
Récit
348 pages a paru le 26 septembre 2019 ISBN 978-2-3588-7534-9

Elle est couturière à Nancy, ouvreuse dans un théâtre parisienne, maîtresse d’un riche commerçant, aviatrice parmi les premières à s’illustrer dans les démonstrations de pilotage. Puis elle devient espionne pendant la Première Guerre mondiale, épouse d’un dirigeant de la fondation Rockefeller, résistante, femme politique engagée dans la lutte pour les droits des femmes...
Passionnée, moderne, aventurière, libre et courageuse, Marthe Richard retrace dans ce récit son destin de femme pas comme les autres qui embrassa son époque, ses chaos, ses rêves et ses révoltes.

  • Marthe Richard est née en 1889 en Meurthe-et-Moselle et morte à Paris en 1982. Couturière, prostituée, aviatrice, espionne, femme politique, elle a marqué l’histoire par la loi de 1946 sur la fermeture des maisons closes. De nombreux films et documentaires se sont intéressés à sa vie.
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    Marthe Betenfeld


    Le printemps n’avait pas encore un mois. Cependant en dépit du rude climat lorrain, en cette lointaine année de 1889, Blâmont, la petite bourgade ensorcelante par son charme désuet, offre aux passants l’impression d’un village paisible et doux. Sur la route, la plus populaire de l’époque napoléonienne, les attelages sont salués par les oiseaux pépiant dans les arbres qui bordent la Vezouze, où, déjà, les lavandières réunies tapent, secouent et frottent le linge qu’elles iront étendre sur le pré, au grand désespoir des pêcheurs qui dès l’aube tentent de leur hameçon les poissons plutôt rares dans la rivière qui serpente à travers le village. En ce 15 avril, ni les chants alternés des lavandières ni le doux clapotis de la Vezouze ne parviennent à apaiser l’inquiétude du père Louis, qui va et vient dans la grande salle de sa maison Louis Betenfeld a confié ses deux aînés, Jeanne et Camille, à des amis, parce qu’il trouve inconvenant de leur laisser deviner ou comprendre comment les enfants viennent au monde. Son épouse, alitée depuis deux jours, attend son troisième bébé, et le médecin ne comprend pas pourquoi ce travail est retardé. Après des heures d’inquiétude, à la tombée du second jour, il entrouvre la porte de la chambre où repose la parturiente et crie au papa : « Une fille, mais n’entrez pas, n’entrez pas encore… attendez » Attendre ? Louis le fait depuis quarante-huit heures ! L’angoisse le tenaille Sa femme est-elle en danger ? Il l’aime de tout son cœur, et à cette pensée, n’y tenant plus, ouvre brusquement la porte de la chambre. Avec stupéfaction, il voit alors la sage-femme venue aider le docteur placer de chaque côté de la maman un fragile bébé.

    – Quoi ? interroge-t-il Il y en a deux ? Alors, ce sont des jumeaux…

    – Non, dit le docteur, deux jumelles, deux filles. Déjà il les aime, et il rit de cette bonne farce du Bon Dieu !

    – On les appellera Berthe et Marthe, déclare-t-il à son épouse dolente Berthe ne vivra pas, mais Marthe, la plus robuste, c’est moi Née Marthe Betenfeld en ce doux crépuscule du 15 avril 1889, je deviendrai, adorée et haïe tout ensemble, Marthe Richard, « l’espionne au service de la France » Avant cela, bien des années vont s’écouler.

    Années difficiles de petite fille pauvre qui sent et observe déjà, intuitivement, les différences de vie entre ses compagnes et elle L’école n’est pas encore communale, c’est une institution religieuse, « Notre-Dame » Ma sœur aînée la fréquente Pour moi, il faut attendre que mes six ans soient écoulés… C’est à l’école maternelle, dans cette même institution, que ma mère, fière de mes boucles et du beau tablier tout neuf qu’elle a confectionné, est venue m’inscrire Hélas ! les possibles institutrices religieuses de la petite classe ont quitté Blâmont pour des lieux moins austères, et par pénurie l’école maternelle a été fermée Maman est sensibilisée, au point de prendre pour un affront l’accueil qui lui rappelle les humiliations de son enfance. Elle eut une enfance malheureuse et une adolescence difficile. Son père est mort au service de l’empereur et n’a pas eu le temps de la reconnaître. Six ans plus tard, la guerre de 1870 ravageait la Lorraine, déchaînant un cortège de malheurs Sa mère fut emportée par une épidémie de choléra et l’orpheline de sept ans fut recueillie par un oncle qui vivait dans un petit village voisin. Elle était mal vue par sa famille d’adoption qui lui faisait payer son hospitalité en l’obligeant à travailler durement dans la ferme qu’elle exploitait Présentée à l’école libre du village, elle en fut immédiatement écartée. La directrice s’opposa à son admission, parce qu’elle était une « enfant naturelle ». À l’époque, l’Église, puissante et agissante, réglait la destinée, malheureuse déjà, de ces enfants en butte à la mauvaise foi d’une société ignorante. C’est pourquoi maman apprit à lire et à écrire, seule et sans maître, dans les livres de classe de ses cousines. Mariée à vingt ans, avec Louis Betenfeld, ouvrier brasseur, elle avait dû être très jolie étant jeune : une taille moyenne, mince et fine, la peau blanche et satinée des Lorraines et de grands yeux bleus. Quant à mon père, plus spontané que réfléchi, il avait reçu une instruction suffisante pour le métier qu’il s’est choisi. Lorsque maman lui annonce que les religieuses ont fermé l’école maternelle de Blâmont, papa réagit promptement.

    – Eh bien, nous allons quitter Blâmont pour une ville plus hospitalière, où les enfants recevront l’instruction qui leur convient Nous abandonnons Blâmont pour Laxou, un faubourg de Nancy, où habitent nos grands-parents paternels, puis nous nous installons à Boudonville, un autre faubourg périphérique de la ville. Là, maman reprend ses habitudes avec un enfant de plus, Louis, né peu après notre installation à Laxou.

    Dès notre installation, son premier souci est de nous envoyer à l’école, mais dans cette grande banlieue de Nancy les écoles communales sont en construction. Force lui est donc de nous inscrire à l’école religieuse Sainte-Bernadette, rue du Montbois Je m’y plais beaucoup et je m’y sens à l’aise, en dépit du sentiment confus d’infériorité qui m’habite. En effet, la condition sociale des parents de mes compagnes me paraît bien supérieure à celle des miens. Elles prennent des cours particuliers que mes parents ne peuvent pas m’offrir. Aussi ne suis-je pas dans les premières de ma classe, d’autant que bien souvent… Lorsque maman est obligée de s’absenter de la maison, elle me mobilise pour garder mon jeune frère Louis qui, de santé délicate et de caractère difficile, pousse des hurlements dès qu’il est seul J’allais atteindre douze ans quand on m’a placée dans une classe réservée à la préparation au certificat d’études

    En arrivant, j’ai l’impression d’une inimitié sournoise de la part de mes compagnes mieux pourvues. Tout de suite une émotion extraordinaire m’étreint. Je ne me résigne pas à cette inégalité sociale qui, je le sens, sera pour ma formation un handicap sérieux. La chance va me sourire. J’apprends par hasard qu’une voisine, professeur d’allemand dans le lycée de la ville, cherche une jeune fille sérieuse pour prendre soin de ses deux enfants, à la sortie de l’école, de quatre à six heures du soir Aussitôt présentée, je suis acceptée. Mme Adam m’offre immédiatement une rétribution.

    – Non… Madame, non… si cela ne vous gêne pas, j’aimerais apprendre l’allemand… Voulez-vous m’aider ?

    – Pourquoi veux-tu étudier cette langue ?

    – Parce que des camarades de classe prennent des cours particuliers d’allemand et, parfois, parlent entre elles cette langue que je ne comprends pas.

    – Eh bien… oui ! Je t’apprendrai l’allemand, sans méthode, à la manière dont j’ai moi-même été éduquée, en dehors de la scolarité… Et le soir, dans la cuisine, en préparant son dîner, elle me donnait les premiers éléments de la langue allemande. À treize ans, j’ai passé sans trop de mal mon certificat d’études. J’aimerais continuer. Ma mère avait d’ailleurs promis aux religieuses de me laisser deux ans encore à l’école. Elles ont garanti la gratuité des cours particuliers pour me confier plus tard la petite classe. Peut-être envisageaient-elles de m’attirer vers les ordres. Je ne me sens aucune vocation religieuse, mais je le ferai croire à ma mère, si cette perspective peut la fléchir. Malheureusement, elle a tout à fait changé d’idée, sa piété n’est pas plus ardente que la mienne… Et ce matin-là, elle étale définitivement son jeu :

    – Tu iras apprendre la couture pendant trois ans chez Mlle Marie Tromterre. Par la suite, vous travaillerez ensemble, toi et ta sœur, à la maison. Nous mettrons le grenier en état, pour y faire votre atelier.

    Trois ans ! Elle voyait loin, maman Mais que faire à mon âge, sinon pleurer et obéir ? Trois ans dans l’apprentissage non rémunéré de la couture. De ce premier jour date l’écroulement de mes illusions, et ma première révolte. Mon travail se situe à environ trois cents mètres de chez nous. Quatre fois par jour, j’emprunte le même chemin, et tout le long je rêve – des rêves que je réaliserai un jour. Je ne sais pas encore comment, mais je veux y arriver en prenant toutes les chances, et aussi des risques Les fêtes de fin d’année se préparent et les clientes affluent chez les couturières en chambre Pour pouvoir exécuter toutes les commandes, Mlle Tromterre recrute des ouvrières spécialisées Elles papotent et discutent, sans se gêner ; chacune confie sans rougir ses secrets d’alcôve et les commentaires qui suivent sont parfois d’une sensualité ordurière. Tandis que je les écoute, mes rêves d’enfant avide de vivre normalement deviennent semblables à cette belle neige blanche de nos contrées qui, en fondant, n’est plus qu’une boue sale et noire. De jour en jour, la fin de mon apprentissage approche. Trois ans, c’est long, il faut le faire. Enfin, le dernier jour est arrivé. Je reçois le certificat légalisé, témoin de mes aptitudes professionnelles.

    Munie de ce « diplôme », je pars en toute confiance à la recherche d’une place de « petite main », au tarif fixé de… 50 centimes par jour. En cette fin d’année, il fait un temps glacial, la neige tourbillonne sous ma capuche, mes chaussures et mes pieds sont trempés. Je cours les magasins de confection, les couturières à domicile. Il n’y a rien à faire, les employeurs cherchent le rendement, la « petite main » que je suis ne leur convient pas « Trop jeune… », « pas d’expérience… » « Pas assez rapide… ». Ma mère m’accuse sans savoir. Elle s’est sacrifiée, dit-elle, pour me donner un bon métier… Et je suis sans occupation La situation familiale s’assombrit encore. Mon père est tombé malade d’une broncho-pneumonie, et ma sœur, mariée, a quitté la maison ; mon frère sort à peine de son apprentissage de mécanicien-ajusteur, et moi, je cherche en vain l’emploi dans ma branche Les médicaments, le chauffage, le médecin sont chers et le seul gain de mon frère ne remplace pas le salaire du père. Maman se débat dans d’affreux tourments. Elle est irritable en ces jours de « vaches maigres ». Heureusement, nous avons les fruits et les légumes du jardin. Mais ma mère me reproche mon oisiveté, elle me dit paresseuse, insubordonnée. Ces accusations, injustes, me font mal. Dans mon désarroi, je n’ai qu’un refuge, une bonne camarade et amie d’école, Paulette Blaudé. Nous sommes voisines, mais Paulette est tuberculeuse, et maman m’interdit de la fréquenter.
    En cachette, je lui rends visite J’aime lui faire plaisir en lui apportant des fleurs de notre jardin Je me confie librement à elle Elle me sait très malheureuse et me redonne du courage

    – Change de métier, me conseille-t-elle. Ne t’entête pas à rester dans la couture. Ma sœur Geneviève, infirmière à l’asile psychiatrique de Nancy à Maréville, connaît une dame qui peut t’en sortir. C’est la femme de l’économe de l’asile. Elle cherche une jeune personne pour prendre soin de son enfant, une fillette de deux ans atteinte de paralysie.

    – Travailler chez des fous ? Oh… non, pas ça !

    – L’asile est loin de la maison, tu n’auras aucun contact avec les malades. Cette dame a proposé la place à ma sœur, pour moi, mais dans mon état je ne peux pas l’accepter.
    Tu peux toujours essayer, pour quelque temps. Ma sœur te recommandera, mais décide-toi vite, c’est urgent. Trois jours plus tard, j’en parle à ma mère et lui demande de m’accompagner, pour me présenter.

    – Je n’ai pas le temps, tu es maintenant assez grande pour te présenter toi-même. Et elle me laisse partir, mais sa suspicion se fixe sur le fait que j’emporte mes affaires dans une valise qui ne nous appartient pas. Une très belle valise en cuir blanc à serrures dorées.

    – Où as-tu été chercher ça ? questionne-t-elle, soupçonneuse.

    Avec un malin plaisir, je fais durer ses soupçons, avant de lui dire la vérité, que mes amies Paulette et Geneviève m’ont prêté cette valise, qui me manquait. Bien que résignée à mon départ, maman enrage, et ne sait que dire :
    – Bonne d’enfants… bonne d’enfants… est-ce une situation pour une fille qui a un bon métier dans les mains ? Elle voulait pour moi un emploi qui écarte de la famille les humiliations de son enfance Elle aussi a été « placée et elle en a gardé à jamais la haine des patrons, qui traitent leurs domestiques comme des esclaves Ce n’est pas que cette place me plaise tellement, mais je ferais n’importe quoi pour m’évader de l’atmosphère étouffante dans laquelle se perdent ma jeunesse et mon espoir.