Serena Gentilhomme, Ce que ça fait de tuer
True crime
a paru le 13 septembre 2019
ISBN 978-2-3588-7541-7
Serena Gentilhomme

Ce que ça fait de tuer

True crime
a paru le 13 septembre 2019 ISBN 978-2-3588-7541-7
True crime
a paru le 13 septembre 2019 ISBN 978-2-3588-7541-7

Rome, 2016. Deux trentenaires, Marco Prato et Manuel Joffo font la fête et au milieu de leurs excès, ont une nouvelle idée : torturer et tuer, pour voir ce que ça fait. Un jeune prostitué est attiré dans le guet-apens, drogué et soumis à ces pulsions macabres. Le lendemain, l’un des jeunes hommes tentera de se suicider, l’autre se rendra à la police...
Au-delà de la gratuité de ce sordide crime, la presse transalpine se passionne pour le profil des deux assassins, jeunes hommes de bonnes familles et sans histoire. Les témoignages des pères dans les émissions télévisées de grande audience, le silence des mères, les réactions des proches de la victime sont tout autant le sujet de ce texte qui nous parle d’une jeunesse nihiliste prête à toute pour se sentir exister.

  • Maître de conférence de littérature italienne à l’Université de Besançon, Serena Gentilhomme est née en Italie.
    • Serena Gentilhomme, Le Bourreau du pape
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    Chill out. Dans le jargon de la movida romaine, ce terme désigne une orgie à base d’alcools, de drogues dures et de sexe extrême : du chemsex. Ces festins peuvent durer deux, trois jours ou plus. Ils se consomment dans des appartements anonymes. À des amis de longue date se mêlent de parfaits inconnus, recrutés sur des sites de rencontre – après quoi, on se sépare gentiment, cherchant à oublier et, surtout, à se faire oublier.

    Ce ne fut pas le cas de Manuel Foffo, sans profession, et de Marco Prato, gérant d’un local à la mode. Épuisés, mais pas rassasiés après leur chill out intensif, ils décidèrent de tuer quelqu’un, n’importe qui – mais leur traque dans les rues désertes de Rome s’avéra infructueuse. Une fois rentrés dans l’appartement de Foffo, Prato décida qu’ils choisiraient leur victime au hasard de ses propres connaissances, les appelant via le portable de Manuel, son numéro n’étant pas très honorablement connu. Les contactés – des personnages plus ou moins célèbres – lui raccrochèrent au nez, ou effacèrent son SMS aussitôt vu. Le seul qui donna suite fut Luca Varani, un garçon natif de Sarajevo, adopté par une famille honnête et travailleuse qui n’avait pas su lui inculquer leurs valeurs : à vingt-trois ans, Luca avait décroché des études, rêvait d’argent facile et enchaînait les petits boulots sans hésiter à saisir les occasions susceptibles d’arrondir ses revenus : de petits deals de drogue, de la prostitution occasionnelle… C’est pourquoi il accepta – pour 120 € – de se rendre à une adresse inconnue, dans un quartier excentré de la banlieue est de Rome, où il fut drogué et torturé pendant deux heures. Son autopsie révéla une centaine de coups de couteau et de marteau, infligés dans le seul but de le martyriser le plus longtemps possible.

    Dès son premier interrogatoire, Foffo déclara que son complice et lui n’avaient aucune animosité contre leur victime : ils avaient juste voulu éprouver ce que ça fait de tuer.

    Aussitôt, les spots de la presse, des médias et des réseaux sociaux se braquèrent sur le duo diabolique que formaient le petit roi des nuits romaines et l’éternel étudiant fils d’un restaurateur plutôt bien côté, Valter Foffo : un self-made-man venu du Sud, devenu riche, mais resté naïf, au point de se faire piéger, au lendemain des aveux de son fils, dans un talk-show en direct, diffusé à une heure de grande écoute. Sa malheureuse phrase Manuel, mon fiston, est un garçon modèle fut relayée et ridiculisée un peu partout. Chose sûre, les dires de Foffo père n’allégèrent point l’opprobre déversé sur son fils, bien au contraire : les haters des réseaux sociaux s’en donnèrent à cœur joie.

    Ce mois-là, en vue d’une conférence sur Pasolini, je travaillais à l’analyse de son film Œdipe Roi, dont la première image est un gros plan sur une borne kilométrique érodée par le temps, portant l’inscription Thèbes, au-dessus d’une main stylisée. On retrouvera ce symbole d’Ananké tout au long du film, et, notamment, à l’issue de la consultation de l’oracle de Délos, où une sibylle vulgaire et hystérique assène à Œdipe la révélation de son funeste dessein. D’abord sidéré, ensuite désespéré, le fils de la fortune fuit, avec horreur, la direction de Corinthe, où vivent ceux qui l’ont adopté et qu’il croit être ses vrais parents. Les yeux fermés, il tourne sur lui-même plusieurs fois et, à chaque fois, il s’engage dans les chemins qui renvoient, inexorables, à Thèbes.

    Certes, chaque crime a son poids de fatalité, mais il est particulièrement lourd dans le cas de Varani – qui, tel Œdipe, est un fils de la fortune. En effet, si Manuel était pour lui un parfait inconnu, Marco ne l’était pas : Luca l’avait déjà rencontré lors d’un chill out dans le quartier Nomentano, chez Prato, qui l’avait terrifié, avec son goût pour le sexe extrême et pour les drogues dures, grâce auxquelles le jovial boute-en-train se transformait en prédateur adepte du chantage à la vidéo porno. Donc, si la provenance du SMS via Whatsapp avait été identifiée, jamais Luca n’aurait répondu… Seulement, voilà, un numéro non enregistré figurait en haut de ce message :

    Viens vite chez nous, il y a de la blanche et du pognon pour toi.

    Après une courte hésitation, Luca accepta.

    Au fil des rebondissements de l’affaire – et il y en avait au moins un par jour – j’eus la sensation, de plus en plus nette, que la tragédie mythique et le fait divers actuel tissaient des liens indissolubles entre eux, la toile de la première s’inscrivant en filigrane dans l’autre. Mon impression se précisa quand, après l’emprise d’Ananké, émergèrent les pulsions parricides de Foffo et celles, incestueuses, de Prato.

    Pendant l’un de ses premiers interrogatoires, Manuel déclara que, s’acharnant sur Luca, c’était son père qu’il se voyait torturer et tuer, dans un scénario que Sophocle et, peut-être, Pasolini n’auraient jamais envisagé : pendant leurs délires, Prato lui aurait avoué son intention de changer de sexe. Une fois devenu femme, il séduirait le père de son complice, pour qu’ils puissent le massacrer ensemble, selon les mêmes modalités qu’ils avaient employées pour martyriser Luca. Quant à Prato, on apprit bientôt qu’il vivait dans l’adoration de sa mère, une Française que l’avait toujours rejeté et à laquelle Marco attribuait les traits de Dalida, son idole. Difficile de dire si cette ressemblance était effective : on ne sait rien de cette femme, depuis longtemps divorcée et vivant à Paris. On ne connaît même pas son prénom, étant donné qu’elle a refusé toute rencontre avec les journalistes, ce en quoi son ex-mari, Ledo Prato, l’avait soutenue : pas la peine de transformer les vagues du scandale en tsunami de boue, dépassant les frontières italiennes.

    Pour ma part, je prêtais à cette femme mystérieuse le visage de Jocaste, interprétée par Silvana Mangano, ainsi décrite dans le scénario de Pasolini : une femme belle comme une reine, aux longs yeux bridés, de tartare, et pleins d’une douceur cruelle. Un masque neutre, qui ne s’anime qu’à deux occasions : au début – quand la jeune femme, tout à la joie de son allaitement, a la brusque intuition de son funeste destin – et à la fin, juste avant la catharsis, introduite par la révélation du berger qui aurait dû tuer Œdipe : c’est bien Jocaste qui le lui a confié, avec l’ordre de l’éliminer – après quoi, le roi de Thèbes va s’énucléer, regrettant de ne pas pouvoir se crever aussi ces oreilles qui ont entendu ce qu’elles jamais n’auraient dû entendre… Sans vouloir faire de psychanalyse de salon, on peut penser que les pulsions destructrices de Marco Prato sont enracinées dans son amour fou pour sa génitrice inaccessible, hostile, emmurée dans son silence assourdissant.

    *

    La première réaction à chaud des journalistes et des chroniqueurs fut celle d’établir un parallèle entre ce massacre et celui du Circeo, survenu fin septembre 1975 : pendant trente-six heures, trois garçons de bonne famille acquis à l’idéologie néofasciste sévirent sur deux filles prolétaires, Rosaria Lopez et Donatella Colasanti. La première succomba aux sévices, l’autre survécut se feignant morte, ce qui permit l’arrestation immédiate de deux de ses tortionnaires. Immense fut le retentissement de ce crime et du procès qui s’ensuivit : Italo Calvino, Pier Paolo Pasolini et plusieurs mouvements féministes participèrent activement à la médiatisation de ce fait divers, dont la dimension politique s’imposa immédiatement dans le contexte italien des années de plomb – tant et si bien qu’il est resté gravé dans les mémoires. En effet, plus de quarante ans plus tard, le nom Circeo évoque de sinistres souvenirs même chez les plus jeunes : par ailleurs, dans le registre du tourisme macabre, la Villa Moresca où se perpétra le massacre est encore objet de pèlerinages – qui s’arrêtent à l’extérieur de la maison, enfouie dans le maquis méditerranéen et surplombant un paysage à couper le souffle, avec vue sur les îles du Golfe de Naples.

    En revanche, et malgré son tapage médiatique dans l’immédiat, la tragédie de Luca Varani a été quasiment oubliée trois ans plus tard. Il y a quelques semaines, cherchant des échos sur le Net, je n’ai vu qu’un court article, signé Enrico Tata, dans le journal virtuel Fanpage, édition romaine : après le résumé des faits, l’auteur rapporte la réaction des parents de Luca, qui avait déjà été publiée dans le même support au lendemain du 10 juillet 2018, le jour où la Cour d’Appel avait confirmé la sentence de 30 de prison pour Manuel Foffo :

    Trente ans, c’est peu. Je ne vois pas pourquoi l’assassinat de Luca doit être minimisé. Dans beaucoup d’autres procès on donne perpète, même avec le rituel abrégé, de toute façon on sait comment vont les choses en Italie, personne ne purgera ses trente ans. Comment a-t-on pu exclure la préméditation dans ce crime comme celui-ci, où tout a été planifié ? Mon fils a été torturé, la préméditation est bien là, tout comme la cruauté, les sévices. On lui a coupé la gorge pour l’empêcher de hurler, on lui a esquinté les mains pour l’empêcher de se défendre.

    Même silence chez les différents groupes surgis par-ci par-là dans les réseaux sociaux, à deux exceptions près. Lors de l’anniversaire de la mort de son fils, Silvana Agostini – qui a toujours été un modèle de dignité – a posté un papillon, dont le nom grec, psyché, désigne aussi l’âme. La fiancée de Luca, Marta Gaia, a, elle aussi, voulu commémorer son amoureux, à sa façon. Le 5 mars dernier, elle a posté une lettre pour Luca, où elle s’exprime en romanesco, le parler populaire de Rome, d’une façon brutale, parfois impudique, révélant toute la violence d’un deuil quasiment impossible à faire. Voilà la traduction de ce défoulement, dont j’ai cherché à garder l’impact émotif :

    Disons que j’écris ce truc car j’en ai trop envie.

    3 ans ont passé et ça me fait chier, car tu pouvais être aussi un ami quelconque, on aurait pu se larguer, ça aurait pu se passer différemment.

    Mais ça me brûle l’âme, de savoir que tu n’es plus là. Et mon cœur éclate de douleur. Aujourd’hui je suis un mix de silences, de larmes retenues, de mots en rafale et d’énormément, énormément de rage. J’ai des questions sans réponse, et toujours il y a ces choses qui te font trop de mal, mais, ça, c’est difficile à expliquer à qui ne comprend pas. Ou mieux, qui s’en fout de comprendre, et alors il y va de son petit mot, car ça l’arrange, histoire de dire quelque chose.

    À toi, qui as toujours été sans chef ni maître, à toi qui n’en faisais toujours qu’à ta tête et selon comment tu te réveillais au matin, putain !

    À toi, qui… Mo, jamais eu le courage d’être comme toi. Parce que je suis faible. Toi, tu as toujours fait tout ce qui te passait par la tête sans écouter personne. Même pas toi-même, parfois.

    Mais que je peux te dire, mon Lu… Mon cœur explose, et ça me fait chier.

    Notre amour a été éternel, mais ce que tu m’as laissé est d’un côté la chose plus belle, mais, de l’autre, tu m’as larguée vraiment comme une conne.

    Et je plains le pauvre type avec qui je sors maintenant, tu m’as changée un peu et m’as laissée avec toutes ces faiblesses et ces incertitudes, qui me font mal, elles aussi. Parce qu’elles ne me servent à rien, je n’en ai rien à foutre, elles ne sont qu’un boulet encombrant et je ne sais pas comment les mettre de côté et m’en libérer. Le sens de ne jamais me sentir à la hauteur et de me sentir toujours fautive.

    Mais moi, je voudrais sincèrement et définitivement aller de l’avant, mais après je pense à toi et mon cœur se casse.

    Va te faire foutre, Lu, ce qui au fond veut dire « Je t’aime ».

    Allez, maintenant j’arrête, de toute façon je sais ce que tu me dirais, toi : MAIS N’Y PENSE PLUS »

    Eh, si seulement c’était facile… Un baiser.

    Il est légitime de se demander pourquoi le massacre du Circeo et celui du Collatino n’ont pas eu le même effet dans ce qu’on peut appeler l’imaginaire collectif. Certes, il y a des facteurs concrets qui expliquent ce phénomène : d’abord, Donatella, la survivante, a pu s’exprimer, ensuite, le meneur du trio, Angelo Izzo, a non seulement toujours revendiqué son acte – au nom de son idéologie selon laquelle le monde se divisait entre dominateurs et pouilleux, les premiers ayant droit de vie et de mort sur les autres – mais, aussi, a réussi à se faire libérer après une quinzaine d’années de détention, tellement sa conduite en prison était exemplaire – ce qui ne l’a pas empêché, l’année même de sa libération, de tuer deux autres femmes avec les mêmes procédés, selon un scénario encore plus atroce que le précédent. D’ailleurs, depuis sa cellule de la prison de Velletri – la même où Prato s’est donné la mort, à la veille de son procès, le 20 juin 2017 – Izzo ne rate pas une seule occasion de faire parler de lui ou de parler à travers son épouse – Donatella Papi, une illuminée dont on peut lire les délires sur sa page publique de Facebook – annonçant des révélations fracassantes sur les affaires les plus sombres, comme celle du monstre de Florence, par exemple : des révélations qui se sont toujours avérées être des canulars. Si Pasolini et Calvino sont morts, Donatella Colasanti, la survivante du massacre, aussi – fin 2005, elle a été foudroyée par un cancer du sein, qui s’est manifesté dès qu’elle a su son bourreau libéré –, Izzo, lui, est toujours bien vivant, désireux de visibilité et sûr de son fait.

    Or, c’est peut-être l’absence d’une personnalité aussi luciférienne et de son idéologie – aberrante, certes, mais vivace – qui a rendu anecdotique le martyre de Luca et la férocité de ses tortionnaires, lesquels n’ont pas tardé à suivre le schéma convenu des couples diaboliques : les vapeurs de l’exaltation meurtrière une fois dissipées, ils se sont dépêchés de se renvoyer la balle, pour s’exprimer trivialement – et de pleurnicher, chacun de son côté, dans le giron des papas respectifs qui, selon leurs premières déclarations, auraient dû subir le même sort que Laïos, en plus tordu, en plus sordide. Par ailleurs, le plus sulfureux des actants, Marco Prato, a mis fin à ses jours avant d’être jugé, et c’était surtout lui qui faisait couler de l’encre virtuelle dans tous les supports médiatiques : l’autre, le falot, le mou, l’étudiant périmé et potentiel parricide repenti, n’avait pas de quoi émouvoir les foules et c’est presque dans l’indifférence générale – y compris la sienne, d’après les images qui ont été diffusées lors de la lecture du verdict – que sa sentence a été prononcée.

    *

    Ce matin, avant d’écrire ces dernières lignes introductives, j’ai parcouru, peut-être pour la dernière fois, la page Facebook à la mémoire de Marco Prato. Si beaucoup de messages postés sur son profil ont été effacés, toutes ses photos sont restées, avec leurs commentaires : il s’agit pour la plupart de selfies, dont un, en noir et sépia, est particulièrement significatif. Torse nu, son portable dans une main, une cigarette à moitié consumée dans l’autre, Marco contemple son reflet dans un miroir qui lui renvoie son image tourmentée : front plissé, regard torve, moue amère. À l’arrière-plan, on aperçoit la silhouette en carton de Dalida, grandeur nature, tout sourire.

    Pour commenter son nouveau statut, Prato a mis une phrase en français :

    On se fait une clope à deux

    La date est celle du 5 mars 2015.

    Un an plus tard, jour pour jour, Prato était retrouvé inanimé dans le silence de la chambre d’hôtel où il avait cherché à se donner la mort, après avoir voulu connaître ce que ça fait de tuer : un tableau éclaboussé de larmes, de glaires et de sang, désormais terni par les impalpables poussières de l’oubli.