Pavel Kreniev, La Neuvième cible
True crime
176 pages
a paru le 13 janvier 2022
ISBN 978-2-3588-7840-1
Pavel Kreniev

La Neuvième cible

Sniper contre sniper
True crime
176 pages a paru le 13 janvier 2022 ISBN 978-2-3588-7840-1
True crime
176 pages a paru le 13 janvier 2022 ISBN 978-2-3588-7840-1

1992. Dans les décombres de l’Union soviétique, l’étroit territoire de Moldavie qui longe la frontière ukrainienne est devenue une zone de guerre, écartelée entre les forces russes et moldaves. Dans la ville de Tiraspol, des tireurs d’élites prennent pour cibles des anonymes, faisant régner la terreur au sein de la population civile. Et Nikolaï Gaïdamakov, envoyé de Moscou, a pour mission de mettre fin à ce chaos. Le jeune militaire doit traquer les tireurs adverses : étudier méthodiquement leur terrain d’action, déduire les angles de tir, se glisser dans la peau de l’adversaire. Mais la neuvième cible de Gaïdamakov s’échappe sans cesse et la traque se fait obsédante tandis que la pression de sa hiérarchie est de plus en plus pressante à mesure que les enjeux politiques grandissent.

Histoire vraie, La Neuvième cible nous offre le récit incroyable d’une traque dans le décor d’une guerre méconnue. Petite et grande histoires se mêlent au cœur de ce récit qui nous fait découvrir le quotidien des tireurs d’élite.

  • Pavel Kreniev est le vice-président du conseil d’administration de l’Union des écrivains de Russie. Son œuvre a été récompensée par de nombreux prix littéraires, parmi lesquels les prix panrusses et internationaux Golden Knight, Russian Myths, ou encore de Nikolai Leskov.
  • Revue de presse
    Bien que je ne sois pas du tout porté sur les choses militaires ou les armes à feu, Pavel Kreniev est parvenu à m’emmener avec lui dans cette traque extraordinaire et à m’émouvoir d’une façon très particulière alors qu’il abattait La Neuvième Cible. Retrouvez ici l’intégralité de cette chronique
    Le livre de Pavel Kreniev nous plonge, au rythme d’une écriture sobre, dans un univers qui trouve aujourd’hui un écho si réaliste dans cette partie du monde où les appétits hégémoniques et les tentations de repli sur soi engendrent des situations plus que tendues et des drames humains dont les médias se font l’écho.
    Un texte presque à l’os, comme on les aime. Des mots violents dans leur simplicité. Retrouvez ici l’intégralité de cette chronique.
    Ce récit est vraiment palpitant et c’est comme si on se trouvait soi-même derrière la lunette du fusil. Retrouvez ici l’intégralité de cette chronique.
    Inspiré de faits réels, ce roman écrit par un ancien général-major des services secrets, le FSB, nous rappelle une de ces guerres oubliées de la fin du siècle dernier. Retrouvez ici l’intégralité de cette chronique.
    Une passionnante plongée dans une histoire récente qui renvoie à l’actualité du moment.
    Efficace, prenant, sobre, superbement construit.
    Aussi instructif qu’agréable à lire.   Chronique complète
    Rythme haletant, style sec, narration bien découpée et personnages campés avec maestria.
  • téléchargez l’extrait

    Ce tireur d’élite n’était sans doute ni moldave ni russe, il devait plutôt être un soldat de fortune, un mercenaire. Il possédait une excellente carabine de marque étrangère. Il ne tirait pas avec une arme dérobée dans les stocks de la 14e armée, mais avec une carabine de haute précision, calibre 7,65 mm, de classe supérieure italienne ou belge.

    Il fallait que Nikolaï Gaïdamakov s’en occupe sérieusement.

    Le tireur d’élite qui se livrait à ce petit jeu du côté moldave – sur la rive droite du Dniestr – avait occasionné beaucoup de problèmes aux habitants de Tiraspol. Il avait tué six personnes en deux semaines, civiles et militaires. Deux d’entre elles étaient mortes sur le pont enjambant le Dniestr, les autres avaient succombé sous son feu aux abords du fleuve.

    Il fallait s’en inquiéter. Le chef d’état-major de la 59e division Camokhvalov et le chef du service spécial de la division Chramko, où l’on avait expédié le major Gaïdamakov de Moscou, l’avaient déjà convoqué quelques fois et l’avaient pressé d’en finir : « Quand est-ce que tu vas enfin nous débarrasser de cette ordure ? La situation devient épineuse, et ce tueur terrorise la population. Finalement, on n’est même pas capables de protéger les gens. »

    Nikolaï avait tenté de répondre, mais que dire – les gens mouraient, et il n’arrivait à rien.

    Dans le duel avec ce tireur d’élite, le chasseur de tireurs d’élite Gaïdamakov avait lui-même failli périr.

    La tâche la plus importante était de trouver d’où venaient les tirs. Afin qu’ensuite, dans la position choisie pour faire feu, il ne soit pas nécessaire de balayer tout l’horizon des yeux et du viseur. Il n’existait qu’une possibilité susceptible d’épargner au tireur de se faire tuer : lever sa carabine une seule fois, viser en une fraction de seconde un endroit délimité d’avance et tirer une seule balle, si on en avait le temps bien sûr. Il n’existe aucune alternative au tireur d’élite qui chasse ses semblables.

    Nikolaï avait examiné attentivement chaque cadavre. La personne qui avait expédié la balle était un excellent tireur, et sa carabine était elle aussi excellente. À une distance de trois cents mètres, il visait et touchait exclusivement la tête. En étudiant les points d’impact et de sortie des balles, Gaïdamakov avait pu définir à peu près d’où venait le tir. Il y avait trois endroits possibles. Des portions de la rive droite du Dniestr s’étalant sur un kilomètre. Cependant, il avait réussi à déterminer avec une assez grande précision les lieux où les tirs avaient été effectués. Ils couvraient la rive sur environ cinquante mètres de long. Avec deux compagnons, Nikolaï avait roulé sur la rive gauche en voiture et avait photographié ces secteurs mètre par mètre, grâce à un appareil japonais, le genre d’appareils dont se servent les paparazzis omniprésents dans certains pays. Au laboratoire, les prises de vues avaient été montées toutes ensemble. On avait obtenu une image de bonne qualité de trois secteurs de la rive. Les photos avaient été agrandies, et on commençait à étudier les endroits où pouvait se nicher le tireur d’élite.

    En principe, il pouvait se terrer n’importe où : n’importe quel arbre ou buisson, n’importe quoi à terre pouvait se révéler sa cachette. À l’époque où Nikolaï avait suivi l’entraînement de tireur d’élite, diverses couvertures de camouflage exotiques étaient à la mode – « esprit des bois », « sorcière des forêts ». Des fibres chimiques imitant très bien les herbes, les petits buissons, le foin et même les fleurs des champs étaient cousues sur le tissu. En fait, si le tireur se cachait sous une telle couverture étendue par terre, on pouvait très bien passer à côté sans le remarquer. Il y avait un seul inconvénient : la couleur du terrain diffère selon les endroits et, si le camouflage était aux couleurs de l’automne, se coucher dans les herbes estivales était du suicide. Voilà pourquoi Nikolaï n’utilisait jamais cet « esprit des bois » et s’efforçait toujours de se fondre dans le paysage, étudiant méticuleusement les postes de tir favorables.

    Un long moment, Nikolaï examina le relief de la rive opposée qu’on voyait sur les photos, cherchant longtemps la niche du tireur d’élite qu’il lui fallait « éteindre » au plus vite. Cela lui semblait étrange, mais il ne se disait jamais : « j’ai tué un tireur » ni « j’ai abattu le tireur d’une balle », non, il employait toujours le mot « éteindre ». Il ne savait pas comment cela lui était venu. Peut-être de sa répugnance à prononcer le mot « tuer » quand il s’agissait d’un humain. Quand même : tuer un humain ! Ou peut-être était-ce le fruit d’une forme de respect envers un égal, lui aussi maître de son art – un professionnel aguerri, rusé. De la même façon, les chasseurs professionnels du Nord et de la Sibérie ne disent jamais « j’ai tué un ours », ils ne se permettent pas ce genre de bravade, mais murmurent discrètement « j’en ai croisé un, je l’ai couché ». Ou « Je l’ai eu, le fauve », mais pas « tué ».

    Lorsque Nikolaï étudiait la topographie et recherchait les postes de tir de l’adversaire, il écoutait toujours sa voix intérieure : où est-ce que je me serais planqué ? Et ça lui facilitait toujours la tâche, parce que tous les tireurs d’élite réfléchissent à peu près de la même manière.

    Alors qu’apparaissaient les secteurs de la rive opposée d’où pouvait partir le feu ennemi, rien de particulier ne sautait aux yeux, partout s’étendait sensiblement le même paysage : la rive légèrement surélevée, de rares arbustes, des buissons malingres dressés comme des cheveux sur un crâne chauve.

    Où pouvait se dissimuler ce tireur ?

    La question était d’autant plus complexe qu’il pouvait se dissimuler partout – derrière n’importe quel monticule, buisson ou arbre. Cela semblait simple : se cacher derrière un objet quelconque et, lorsqu’apparaissait la cible, s’avancer, viser, tirer. Mais le tireur d’élite expérimenté savait que seuls les débutants se comportaient ainsi. Se dresser hors de sa cachette n’était possible pour un tireur d’élite que lorsqu’il se trouvait au milieu des combats, lorsque la bataille faisait rage de tous les côtés et que personne ne lui prêtait attention. Lors d’une chasse à l’homme en temps de paix, il connaissait la logique d’airain du métier : dès qu’une nouvelle protubérance surgissait sur les contours du terrain une balle filait immédiatement vers celle-ci, c’est-à-dire entre les deux yeux du tireur. Chaque tireur d’élite ayant déjà quelques cadavres à son actif est parfaitement au courant qu’on le traque ! Par conséquent, s’il souhaite rester en vie, ni son crâne, ni ses oreilles, ni son derrière ne doivent dépasser. Il doit savoir se fondre dans le terrain, terre, herbe, buissons et arbres, et parfois se glisser littéralement à l’intérieur. Durant ces nombreuses heures de station allongée en position de tir, il faut avoir la force et l’entraînement pour ne pas faire le moindre mouvement imprudent, ne pas s’endormir, pour contrôler ses besoins naturels et prévoir comment se soulager en restant immobile et sans laisser de traces d’humidité.

    S’appuyant sur son expérience personnelle et probablement son intuition, Nikolaï Gaïdamakov parvint à définir sur les photos l’endroit où pouvait se cacher le « soldat de fortune ». C’était tout d’abord un petit amas de vieux pneus de voitures, un tas informe sur la rive opposée. Le tireur l’avait probablement créé lui-même, traînant, pour en faire un tas offrant dix cachettes, tous les pneus jetés dans les divers égouts de la ville.

    Le deuxième poste de tir pouvait se trouver derrière un buisson de genièvre, petit, mais touffu, surmontant le sommet d’un monticule. Nikolaï lui-même aimait se cacher derrière ce genre de buisson. Derrière celui-ci s’ouvrait sans aucun doute une petite tranchée creusée de nuit à l’aide d’une pelle de sapeur du génie, pour pouvoir y ramper sans se faire remarquer et, en cas d’urgence, en sortir de la même manière sur l’autre flanc de coteau.

    Gaïdamakov se pencha longtemps sur la question du troisième poste de tir sans parvenir à des conclusions définitives. Il s’agissait d’un lambeau de terrain quasiment à nu du côté moldave devant le pont sur le Dniestr. Où pouvait se cacher le tireur dans un endroit pareil ? Étroit secteur de tir, ce territoire n’offrait aucun obstacle à l’observation. Peu de buissons, quasiment aucun arbre, des herbes rases et malingres. Des tas de sable sur le terrain, des cailloux, des bouts de bois, des déchets vestiges des crues du printemps. On ne distinguait sur cette surface qu’un anneau de béton d’un mètre balancé là par on ne sait qui. Du genre dont on construit les puits. Il gisait peut-être là depuis un millénaire, oublié de tous. Pour se cacher là-dedans, il fallait avoir perdu la tête ! Seul un gamin armé d’une carabine à air comprimé pouvait s’y planquer.

    Pourtant le tireur d’élite avait tué deux personnes depuis cet endroit-là. En bref, Nikolaï n’arrivait pas à déterminer, même vaguement, le troisième poste de tir.

    Mais la nuit suivante, le « Roumain » (c’est ainsi que l’appelait Nikolaï intérieurement) tua encore quelqu’un – un citoyen de Transnistrie. Il était sorti très tôt promener son chien pour ne jamais revenir. C’était un retraité, d’où cette sortie à l’aube. C’est connu, les retraités se lèvent tôt. Il gisait sur le chemin de halage en bordure de la rive, la tête dans l’eau, une cigarette éteinte collée aux lèvres. Son chien, un setter irlandais, gémissait, assis près de lui. De la tête percée de part en part s’écoulait très peu de sang, car le cœur s’était arrêté instantanément, il était mort sur-le-champ.

    Le chef d’état-major de la division Camokhvalov lui passa un savon en règle par téléphone, en se servant des mots les plus durs. Il lui dit qu’il avait reçu une délégation de la population locale. Les gens étaient scandalisés. L’armée laissait les civils à la merci d’un destin arbitraire. Il avait aussi reçu un coup de fil de l’état-major de l’armée qui lui promettait des sanctions, etc. Il lui donna un délai de deux jours. Il alla jusqu’à le menacer :

    – Si tu ne nous débarrasses pas de ce voyou dans les deux jours, c’est moi qui vais m’occuper de toi. Major, tu es un incapable. Bon Dieu, à quoi peut me servir pareil émissaire ! Tu me gâches la vie ! Tu n’as rien à dire ?

    – C’est que je ne sais pas quoi dire, camarade colonel. C’est de ma faute.

    – Deux jours !

    Avant de lui raccrocher au nez.

    Le colonel devait obtenir sa troisième étoile, et il se trouvait que Nikolaï freinait sa promotion. Que faire ? L’armée c’est l’armée.

    Quelle garantie avait-il que le « Roumain » se remettrait en chasse dans les deux jours ? Peut-être qu’il allait se distraire avec une fille, ou se saouler, ou traîner au sauna. Et peut-être, évidemment, que, durant ces deux jours, sa conscience le rappellerait à l’ordre et qu’il cesserait de tuer ses semblables ?

    C’était toutefois peu probable. Les tireurs d’élite mercenaires doivent aussi rendre des comptes. Quelqu’un fait pression sur lui aussi : donne-moi des cadavres ! Pourquoi est-ce qu’on te paie si cher ?

    C’est précisément ce jour-là que Nikolaï alla avec un camarade au magasin d’alimentation – un jeune lieutenant de la section de renseignement de la division, Vitali Nefedov. Ils achetèrent quatre bouteilles de bière et deux maquereaux fumés. Dans l’arrière-cour du magasin, ils s’emparèrent de trois caisses en bois ayant contenu des conserves et partirent pour la rive du Dniestr, à peu près là où le tireur d’élite avait récemment abattu trois personnes. En face, sur l’autre rive, sur le coteau, on devinait le buisson de genièvre d’où, selon toute vraisemblance, celui-ci avait tiré.

    La logique de Gaïdamakov était d’une simplicité biblique : le « Roumain » devait changer de position. Il en restait deux à sa disposition – un buisson et un endroit encore indéterminé près du pont.

    Il n’y avait pas beaucoup de choix. Nikolaï décida de faire son nid ici.

    Ils installèrent les caisses à découvert sur la rive, sur un petit monticule tout près de l’eau. Deux caisses en guise de chaises, une – au milieu – en guise de table. Ils partagèrent le poisson, versèrent de la bière dans des gobelets en plastique et restèrent sur place un long moment, bavardant de choses et d’autres.

    Nikolaï étudiait la position.

    De la caisse posée plus haut partait une pente douce à l’opposé de la rive. C’est là qu’on pouvait creuser un petit sillon. C’est là que son camarade s’allongerait derrière la caisse, se faisant passer pour un tireur à l’affût et servant d’appât.

    Où pouvait-il s’embusquer, lui ?

    Ah, voilà. À environ trente mètres, également sur la rive, se dressait un gros sapin. Près du tronc, du trèfle en fleurs. À présent, il comprenait comment il allait masquer sa présence et son fusil. Pourtant, Gaïdamakov répugnait à établir ses positions derrière des arbres, des souches, ou des buissons. Ses endroits favoris – presque plats, négligeables, inattendus, où le regard ne s’accrochait à rien.

    Pour l’instant Nikolaï n’avait pas peur d’être mis en joue par le « Roumain ». L’expérience enseignait que le « soldat de fortune » ne chassait qu’en soirée, au crépuscule ou à l’aube, c’est-à-dire lorsque sur la rive ne circulait aucun badaud, quand il n’y avait que des cibles solitaires.

    Gaïdamakov ne voulait plus qu’une chose à présent : que le « Roumain » remarque les caisses sur l’autre rive.

    Lorsqu’ils s’en allèrent, Nikolaï ne s‘inquiéta que d’une chose : pourvu que personne n’embarque les caisses.

    En ville, dans un jardin botanique, il arracha du trèfle en fleurs, qu’il enveloppa de papier, et que chez lui, le soir, il colla sur sa tenue de camouflage, entourant le canon et la culasse de son SVD d’un fil vert tout simple : sous la lune, le nylon prend toujours un léger éclat.

    À la tombée de la nuit, à l’heure où sur le Dniestr et ses rives une chape d’ombre épaisse se dépose, il s’installa avec son camarade Nefedov au poste choisi.

    Il aida Nefedov à préparer son faux affût. Dans un silence quasi absolu ils creusèrent à la pelle de sapeur une petite tranchée dans laquelle le lieutenant pouvait tenir allongé, s’étaler de tout son long en restant caché. Ils mirent la terre dans un poncho imperméable et s’en débarrassèrent plus loin, à l’écart. Dans le cageot reposant au bout de cette tranchée, Nikolaï brisa délicatement la latte inférieure et glissa la carabine de Nefedov dans l’embrasure pratiquée. Il avança légèrement la lunette de visée pour que rien ne fasse obstacle. La tâche de Nefedov, allongé au fond de la tranchée, était de ne pas se montrer et, uniquement sur ordre, tenant le fusil par la sangle, d’agiter presque imperceptiblement la lunette pour créer un éclat de lumière. L’illusion pouvait sembler parfaite : un tireur était très bien masqué derrière un cageot et il était difficile à repérer. Et, simultanément, un tireur expérimenté le repérerait immédiatement. Ce que Nikolaï exigeait de Nefedov.

    Nikolaï, quant à lui, alla s’allonger sous le sapin. Il avait également creusé une tranchée, avait dissimulé son vieux et fidèle SVD dans les herbes. Il avait vérifié que le cache était suffisamment baissé sur la lunette pour que la lentille avant ne livre aucun reflet à la lueur de l’aube. Il avait engagé son chargeur avant de s’installer à son poste et mis une balle dans le canon. Peu avant le jour, lorsque les oiseaux chantent, il ôta le cran de sécurité et ce léger bruit métallique se noya dans le vacarme des eaux, du vent et des oiseaux. En position de combat, le moindre bruit métallique pouvait se révéler porteur de mort : depuis peu, les tireurs d’élite se servaient d’appareils d’écoute – des disques noirs, ressemblant aux radars de l’époque de la guerre. Le tireur d’élite est embusqué dans la nuit, se préparant à sa chasse matinale, et étudie tous les sons, les écouteurs sur les oreilles. La portée de l’appareil est de deux cents mètres, on peut entendre des cris de souris. Un bruit métallique impromptu signifie que l’ennemi est en face, prêt à tirer.

    Gaïdamakov avait équipé Nefedov d’un système de communication Converse. Un truc très commode : un récepteur léger dans la poche, des écouteurs sur les oreilles, un petit micro devant la bouche. Il diffusait très bien les chuchotements.

    Bien entendu, ils s’étaient mis en position bien trop tôt. Gaïdamakov ne doutait pas du fait que le « Roumain », s’il venait aujourd’hui, ne se montrerait que juste avant l’aube. C’était simple : tout était prêt depuis longtemps, il s’était habitué à cet endroit, il réussissait et n’avait pas connu le moindre échec.

    Tandis que pour Gaïdamakov, c’était l’inverse – il était embusqué là pour la première fois.

    Cinq heures de demi-sommeil, de demi-vigilance. De courtes phrases de contrôle à l’adresse de Nefedov : « ne te montre pas », « n’agis que sur ordre ».

    Il était posté derrière Nefedov, un peu sur le côté, à trente mètres, environ deux mètres au-dessus du lieutenant.

    Le froid du matin s’appesantissait. Quelque part en amont, assez loin, le long chant du premier coq retentit, toutefois très nettement. Sur la rive opposée, les oiseaux réveillés par la fraîcheur de l’aurore entonnèrent leur gazouillis. Le jour mit encore longtemps à se lever, le soleil ne montait pas à l’horizon, mais à l’est du côté de la ville plongée dans l’ombre, sa lueur blanche commençait à se diffuser dans toute son ampleur matinale. Au-dessus de la rivière flottaient des nuages de rosée en suspens.

    La rive opposée était difficile à observer. Le buisson de genièvre resta longtemps invisible. Et soudain, à travers l’humidité du matin, on commença à distinguer ses contours.

    Dans un chuchotement, Gaïdamakov ordonna :

    – Agite ta lunette de visée.

    Docilement, Nefedov remua sa carabine de droite à gauche en la tenant par la sangle.

    Nikolaï observait attentivement le buisson à travers le verre de la lentille. Il était semblable à la veille – aucun signe de changement, pas la moindre brindille pointant de travers. Un buisson !

    – Ne bouge plus, ordonna Nikolaï.

    Le lieutenant s’exécuta.

    Aucun mouvement sur l’autre rive. Une dizaine de minutes plus tard, il lui donna le même commandement :

    – Remue.

    La lunette de visée de Nefedov recommença à bouger, comme s’il cherchait une cible sur la rive d’en face – typique du tireur d’élite très bien masqué, mais ne sachant rien de son gibier.

    Brusquement, à la base du buisson du côté gauche, des branches semblèrent agitées d’un imperceptible mouvement. Avant de se figer. Ensuite, toute une masse de branches se mit à remuer très lentement, et un petit cercle vide apparut. La lunette de visée !

    Gaïdamakov captura instantanément la lunette de visée du « Roumain » dans la ligne de mire de la sienne. Mais où était la tête, il n’y avait donc que la lunette ? Alors, derrière la lunette, quelque chose de gris-vert et de rond se mit à ramper.

    – Voilà la tête, se dit Nikolaï en appuyant sur la détente.

    Il agissait par automatisme : il corrigea le tir vers le bas (l’image était surélevée par la brume de la rivière) et visa deux centimètres à droite de l’objectif. La balle atteignit le « Roumain » entre les deux yeux.

    Tandis qu’il appuyait sur la détente, Nikolaï suivait déjà des yeux l’éclair du coup de feu du « Roumain ». Celui-ci avait tiré quelques secondes avant lui. Et la balle avait percuté exactement la lentille de la lunette de visée du lieutenant Nefedov. Heureusement, celui-ci était plaqué au fond de sa tranchée, et le projectile passa au-dessus de lui. Le « Roumain » était un excellent tireur. La puissance de l’impact de balle projeta la carabine du lieutenant en arrière.

    À Tiraspol, aucun événement n’échappait aux commérages des commerçants du marché. Il n’existait aucun secret pour eux.

    Le jour même, les femmes des officiers envoyées spécialement au marché rapportèrent les nouvelles : du côté moldave on déplorait la mort d’un tireur d’élite, et le commandement moldave allait envoyer le cadavre dans sa patrie, en Roumanie.

    Par la suite, Nikolaï s’étonna : il avait deviné la nationalité du tireur.

    Le chef d’état-major Camokhvalov traîna Gaïdamakov jusqu’au commandant de la division et, en présence de ses adjoints avec le chef du service spécial, Chramko lui témoigna sa reconnaissance et lui promit une décoration « pour accomplissement d’une série de tâches essentielles ».

    – Enfin, se réjouit-il, notre division s’est débarrassée d’un ennemi dangereux.

    Sur recommandation de Nikolaï, on félicita également le lieutenant Nefedov.

    La Transnistrie, région fleurie, traversa au début des années 1990 une période de graves troubles. Cette république devint l’épicentre de contradictions dont elle n’était pas l’origine, surgies des péripéties historiques, du caillot sanglant de problèmes qui se forma à la suite de l’effondrement de l’URSS.

    Pendant toute son histoire, cette terre fut en pratique un État indépendant dont l’appartenance aux ensembles de la Grande et Petite Russie n’était que formelle. Après les bouleversements dus à la Première Guerre mondiale, en 1918, la Roumanie annexa la Bessarabie, auparavant région de l’Empire russe. En 1940, l’URSS reprit le contrôle de la Bessarabie, dont une partie porte le nom de Moldavie, tandis que quelques-unes de ses régions étaient rattachées à l’Ukraine. La Transnistrie fut pour sa part rattachée à la Moldavie.

    Après la fin de l’URSS, la Moldavie recommença à graviter autour de la Roumanie. Dès 1988, un groupe de nationalistes moldaves et certains intellectuels créèrent une organisation appelée Front populaire, dont la tâche était de « roumaniser » la population moldave : interdiction de la langue russe, passage à l’alphabet latin, unification de la Roumanie et de la Moldavie. Une rupture de ses relations avec ses autres voisins se dessinait.

    Lorsque, dans les entreprises, les institutions et les écoles, on commença quasiment par la force à obliger les gens à parler non plus le russe, mais le moldave, et à rédiger tous les documents en alphabet latin, le peuple de Transnistrie descendit dans la rue pour manifester ; une explosion de colère menaçait. À l’automne 1991, environ deux cents entreprises se mirent en grève pour protester contre la roumanisation, avec le soutien de quatre cents autres, toutes déclarant qu’elles étaient prêtes à s’opposer à la Moldavie. Une vague de protestations populaires déferla sur la république. Les premières escarmouches entre partisans de la Roumanie et partisans de Moscou eurent lieu dans la rue. Dans les entrailles de cette oasis de paix et de calme, d’amitié jusque tout récemment multinationale et multiconfessionnelle, naissait une atmosphère de haine. Le monde se déchira suivant les scénarios des officines secrètes des « amis jurés » de la Russie – les États-Unis et d’autres pays occidentaux. Le coup principal fut porté à l’URSS. Il fallait ruiner la puissance militaire et économique de ce pays dans un seul but : créer un monde unipolaire dirigé par l’Occident, avec les États-Unis à sa tête. Pour cela, il fallait démembrer l’URSS morceau par morceau, en arracher les confins, créer en son sein et parmi ses alliés une atmosphère de chaos incontrôlable. Le pêcheur expérimenté le sait : il est plus facile de ferrer le poisson en eau trouble que dans une eau transparente. C’est ainsi que naquirent ces circonstances particulières.

    On avait prévu pour la Transnistrie, ce pays toujours vert aux vignobles ensoleillés, un rôle de petit chien bien dressé au long pelage, qui devait rester assis dans la niche moldave sans japper ni montrer les dents.

    On alla plus loin par la suite. En juin 1990, le Conseil supérieur de la République socialiste soviétique de Moldavie, déclara la fondation de 1940 illégale et prit le nouveau nom de République moldave. La Transnistrie, naturellement, dut rester au sein de la nouvelle Moldavie.

    En guise de riposte, le Congrès extraordinaire des députés du peuple de Transnistrie proclama au mois de septembre la création de la République de Transnistrie avec pour capitale Tiraspol.

    Le train des événements s’emballa. En octobre, le chef du gouvernement moldave, Mircea Druc, forma un détachement de volontaires, lui distribua des armes et l’envoya prendre d’assaut la ville de Doubossar en Transnistrie. Le but de l’assaut était de s’emparer de la ville pour en faire la capitale de la Transnistrie moldave. Les habitants de la ville barrèrent la route qui menait au pont. Les volontaires ouvrirent le feu à l’arme automatique sur cette foule désarmée. Les premiers citoyens de Transnistrie périrent, le premier sang fut versé.

    Le 27 août 1991, la Moldavie annonça sa sécession de l’URSS et entama dès lors une politique de provocations systématiques à l’égard de la Transnistrie. Le président et quelques députés de Transnistrie furent arrêtés. Ils furent tous placés en détention à la prison de Chisinau. On orchestra des provocations massives à l’encontre des habitants et des dirigeants de cette république.

    Les premiers tireurs d’élite apparurent dans les villes, tirant aux endroits très fréquentés depuis les greniers, les toits et par des embrasures.

    Les gens prirent peur à l’idée de sortir dans la rue, d’aller travailler ou de faire leurs courses, une atmosphère de panique et de chaos s’installa.

    La Transnistrie attendait du secours de Moscou. Mais les États-Unis avaient assis sur le trône moscovite un homme qui conduisait les affaires non dans l’intérêt de la Russie, mais au profit de ses patrons américains.

    La Transnistrie resta longtemps seule face à ses sanglants problèmes.

    Après l’effondrement de l’Union soviétique, le marché de Tiraspol présentait des allures de foire. Dans ce vacarme où retentissaient des voix multiples, au-dessus d’un quartier central de la ville, résonnaient toutes les langues de la tour de Babel. La foule des citadins et des nouveaux arrivants se baguenaudait le long des rangées d’échoppes bourrées d’articles en tous genres, et les vendeurs – les marchandes et les marchands – criaient, en écorchant le russe avec les accents moldaves, ukrainiens, baltes et juifs, pour vanter les mérites et qualités de ce qu’ils offraient. On pouvait acheter ici tout ce qu’on voulait, du cure-dents à la plus récente mine antipersonnel de fabrication américaine. Le commerce de la drogue et des armes y était presque ouvertement florissant. Les pistolets TT et les fusils d’assaut Kalachnikov étaient particulièrement répandus. On les piquait à tour de bras dans les magasins de la 14e armée. Il eût été étrange qu’il en soit autrement : les militaires ne touchaient pratiquement plus de solde, il fallait bien qu’ils nourrissent leurs familles.

    Nikolaï Gaïdamakov aimait cet endroit. Quand il avait du temps libre, c’était presque toujours au marché qu’il allait. C’est ici, dans ce brouhaha de voix, qu’on ressentait l’esprit du temps, le pouls vital de toutes les régions frontalières de la Transnistrie. Dans leurs conversations, les gens cancanaient à propros des difficultés de leur vie actuelle, et Gaïdamakov apprenait comment on survivait en Ukraine, dans les pays baltes, en Moldavie, et aux divers confins de la Transnistrie. En général, là où règne le commerce il n’y a pas de place pour les inimitiés nationales, c’est le goût international pour le lucre et la tromperie qui domine.

    Les yeux de l’adolescent étaient écarquillés, on y lisait l’horreur, sa bouche ouverte était figée sur son visage. Il fendait la foule à coups de pied et coups de coude. Il se précipitait droit sur Gaïdamakov. Sa chemise était déchirée à l’épaule, il tenait une côte de bœuf dans la main, l’os dépassait sur le côté. De sa main droite, le gamin se frayait un chemin dans le flot humain. Un homme d’aspect oriental courait à une quarantaine de mètres de lui ; corpulent, il respirait avec difficulté, son tablier sale était couvert de sang, il agitait un hachoir à viande, glapissant des malédictions inarticulées à l’adresse du petit voleur.

    Nikolaï s’écarta vivement, l’adolescent et l’homme au hachoir le dépassèrent.

    – Il fallait l’arrêter ! Pour quoi ne l’avez-vous pas stoppé ? dit une voix de femme toute proche.

    C’était une marchande de vêtements de laine. Blonde et assez maigre, elle jetait un coup d’œil réprobateur, presque indigné sur Gaïdamakov.

    – Ce vaurien est tout le temps là à nous chiper quelque chose. Il faut les punir !

    Nikolaï s’abstint de lui démontrer ou expliquer quelque chose : J’avais pitié de ce va-nu-pieds, il avait faim… et cet homme allait le découper avec son hachoir…

    Sur le chemin du retour, il se souvint brusquement : il lui fallait acquérir un chandail de bonne laine – il passait parfois des nuits fraîches, allongé sur une terre mouillée. Ce fut ainsi qu’il se retrouva encore chez la marchande blonde.

    Malgré lui, il pensa : elle va se remettre à râler, me faire des reproches sur le môme, mais elle ne dit rien et sembla même lui adresser un sourire du coin des lèvres.

    Elle l’aida à choisir le chandail.

    – À mon avis, dit-elle, cette couleur vous ira bien.

    Elle lui tendit un chandail dans les tons blanc et bleu.

    – Il est épais, mais d’excellente qualité, tricoté à la main. Vous n’aurez pas froid en hiver.

    Ses intonations dénotaient clairement un accent des pays baltes – elle prononçait les l très délicatement, les rendant à peine audibles. Sa voix quant à elle trahissait un souci spécifiquement féminin.

    Depuis le départ de sa femme deux ans auparavant, Nikolaï avait complètement oublié le son du souci féminin.

    Il acheta le chandail et une paire de grosses chaussettes et rentra d’excellente humeur au foyer des officiers.

    Deux jours plus tard, il retourna au marché. Il dénicha le bon emplacement et entra dans l’échoppe.

    – Bonjour, dit Nikolaï d’un ton enjoué. Je suis revenu vous voir.

    Étrangement, elle le reconnut.

    – C’est très bien que vous ayez décidé de revenir.

    Et elle lui fit un véritable sourire.

    – Ça me plaît, quand un homme revient.

    À la fin de la journée, Nikolaï alla la chercher ; ils marchèrent ensuite un long, long moment sur la rive du Dniestr, dans les allées ombragées du parc adjacent, et bavardèrent longtemps.

    Ils avaient beaucoup de points communs.