Michel Douard, Un couple de singes
Roman
368 pages
a paru le 7 juin 2018
ISBN 978-2-3588-7256-0
Michel Douard

Un couple de singes

Roman
368 pages a paru le 7 juin 2018 ISBN 978-2-3588-7256-0
Roman
368 pages a paru le 7 juin 2018 ISBN 978-2-3588-7256-0
Aux dires de Nicolas, ça allait être une virée sympa entre potes jusqu’à Paris, histoire de faire la fête et de récupérer une petite cargaison de shit. Et puis voilà que, sitôt l’équipée de retour, Nicolas disparaît et des types louches cherchent ceux qui l’ont accompagné dans cette expédition. Car à Paris, Nicolas aurait fait quelque chose qui n’était pas prévu. Seulement notre héros n’a rien d’un caïd et n’a aucune idée de ce qu’il faut faire face à des tarés qui ont tout de la bande de mafieux. On est en 1978, il a 17 ans, il vit seul avec sa mère qui lutte contre le cancer, il joue de la guitare dans le garage de ses potes et adore Zoé, petit singe capucin. Il va devoir apprendre vite, très vite, compter un peu sur les copains et beaucoup sur la chance.
Mené tambour battant, Un couple de singes est un roman noir aux allures de comédie.
  • Michel Douard est rédacteur professionnel et travaille dans la communication. Outre ses romans publiés à La Manufacture de livres, il collabore également à la revue culinaire Itinéraires d’un gourmand. Il vit à côté de Tours.
    • Michel Douard, Micron noir
    • Michel Douard, Chinese Strike
  • téléchargez l’extrait

    Lundi 23 janvier


    Le baron Empain a été enlevé. Edouard-Jean Empain.
    Je ne sais pas qui c’est.
    Baron. J’imagine qu’il a le fric de la rançon.
    En tout cas, ce soir, il est la star du journal télévisé d’Antenne 2. Une star en danger.
    Ce freluquet de Patrick Poivre d’Arvor donne l’impression qu’il vient d’enterrer sa mère.
    Quant à la mienne, elle est catastrophée. Je m’en étonne. N’a-t-elle pas d’autre sujet d’apitoiement que ce baron
    célèbre.
    – Dans quel monde vivons-nous, se lamente-t-elle.
    Dans le même monde qu’il y a dix ans, pensé-je. Sauf que tu n’as plus la santé et que je m’ennuie comme jamais…
    Patrick Poivre d’Arvor s’interroge sur la nature du rapt.
    À l’italienne ou à l’allemande ?
    Je choisis une soirée à l’anglaise. Je laisse ma mère dans son fauteuil et je regagne ma chambre pour boire une bière, fumer un joint et écouter le Clash.
    London’s burning with boredom now !
    Vraiment ?
    Si tu t’ennuies à Londres, c’est que tu ne connais pas mon quartier.


    Vendredi 27 janvier


    La vie, je la vois s’étendre devant moi à l’infini. Un peu comme un désert. J’avance pendant une journée, deux, trois, cent, avec la sensation d’une traversée immobile. À un caillou près, rien ne diffère vraiment de la veille ; le paysage n’a pas changé. L’adolescence s’éternise, mais j’ai la sensation qu’il est trop tard… Est-ce par paresse que je me laisse flotter chaque jour ? Par manque d’idée ou de force ? Mes amis qui bombent le torse avec le sourire ignorent-ils que les efforts qu’ils sont prêts à fournir sont vains ? Ou au contraire de moi, ont-ils un plan B, qu’ils gardent secret ?
    – Tu fais chier. Faut décaler, m’assure Stéphane, assis à mes côtés sur le dossier de notre banc préféré, ses mots formant des nuages blancs dans l’air d’hiver. Faut décaler nos situations,
    tu sais le faire quand tu te lâches. Décale, et tu verras que t’as des préoccupations à la con. Risibles. Dingues, même.
    Il se vrille la tempe de l’index, secoue sa petite tête frisée, « ses poils de cul en guise de cheveux », comme il dit.
    – T’es même pas encore majeur !
    Il profite de ses deux ans de plus pour me faire la leçon.
    Il me tend son pouce maigre :
    – Faut suivre une seule règle : profiter un max. Ah non, y’en a deux : ne jamais se crever la peau pour un patron, ni essayer de devenir patron soi-même. En fait, j’ai une troisième règle : il faut aussi se foutre du temps qui passe. Le temps, ça n’existe pas. J’étais là y’a des siècles, peut-être déjà avec toi, et on sera encore potes dans un million d’années…
    Je m’abstiens de lui avouer que cette seule perspective ne suffit pas à me réconforter. Car Stéphane Palby est susceptible.
    Et vit parfois sur un autre « plan astral ». Stéphane donne dans le paranormal et l’ésotérisme, la vie antérieure et l’ovni, et fournit souvent l’occasion à son entourage de mettre sa susceptibilité à rude épreuve. Je n’aime pas que l’on mette Stéphane à rude épreuve, mais c’est comme ça. Il le cherche quand même un peu. Ce soir, malgré le froid et mon humeur maussade, il décolle à nouveau pour un univers où les extraterrestres
    sont rois. Son anorak marron fermé jusqu’au menton, il pointe du doigt un groupe d’étoiles dans le ciel glacé. Il veut que je repère Altaïr, la plus brillante. Il raconte la constellation de l’Aigle qui, d’après lui, a abrité les ancêtres des Terriens…
    La musique nerveuse de sa voix suffit à me faire du bien,
    à me remonter le moral en flèche. Je me lève pour lui faire face, tandis qu’il rappelle à présent que nous n’utilisons qu’une infime partie de notre cerveau et que nos pouvoirs libérés feraient le bonheur global du monde. Je suis maintenant tout à fait bien. J’interromps sa conférence, pour le plaisir. Dans l’espoir de le voir s’agiter davantage, je raisonne : si ces créatures venues d’ailleurs ont donné naissance à l’humanité, et que leur stade d’évolution nous relègue au rang de lombrics, pourquoi ne nous ont-elles pas appris à utiliser la cervelle tout entière, depuis le temps ? C’est le genre d’objection qui n’ébranle en rien ses certitudes. Il me considère avec consternation, semble hésiter à m’éclairer ; ce soir, il y renonce. Il se lève aussi.
    – Ça caille trop, et t’es trop con, je rentre.
    – Tu viens pas avec moi au concert ?
    – T’y vas comment ?
    – À pinces.
    – Mon cul. Me taper cinq bornes dans le froid pour voir jouer des blaireaux inconnus ?
    – C’est Starshooter…
    – Stars mes couilles.
    – C’est un groupe punk plutôt drôle, je suis sûr que ça va te plaire…
    Stéphane balaie la proposition d’un revers de main.
    – Y suffit pas de porter des futals fluo et de se planter des épingles à nourrice dans le derche pour faire de la bonne zique. J’ai pas attendu Starshooter pour avoir les cheveux courts,
    et un vrai punk, si tu veux mon avis, il s’en branle du look. Je suis plus punk que vous.
    – On n’est pas vraiment punks, objecté-je.
    Et Stéphane non plus. Du moins sur le plan vestimentaire.
    Les années quatre-vingt ne sont plus si loin et il arbore sans honte des pantalons de velours pattes d’éléphant, des sous-pulls acryliques et des chemises « col pelle à tarte » que même mon père n’aurait pas osé porter. Si on évoque son indifférence à la mode, il répond qu’il a adopté le « no look », sa façon de clamer chaque jour qu’il n’est pas un mouton.
    Il ne manque d’ailleurs jamais de me rappeler à quelle vitesse nous sommes passés des cheveux aux épaules au balai-brosse sur le crâne. Il a suffi que Myriam revienne l’été dernier de chez sa correspondante Anglaise avec une jupe panthère et le single des Sex Pistols sous le bras pour que le coiffeur du quartier renoue avec les bénéfices. Je suis d’accord avec Stéphane sur ce point, nous sommes influençables ; et lui fait preuve de caractère. Cependant, j’aime trop la musique pour me laisser séduire seulement par les apparences. Starshooter est un groupe intéressant, au rock énergique et caustique, et j’aimerais beaucoup que Stéphane vienne vérifier.
    – Allez, on va se marrer.
    – Tu rêves. Ça pèle trop pour marcher j’te dis. J’préfère encore me branler devant Des Chiffres et des Lettres.
    Il n’y a que lui pour employer de telles images. Il me fait un clin d’oeil, heureux que celle-ci me fasse rire. Et puis il ajoute :
    – Je vais m’fumer un pétard et regarder la téloche avec mes parents. Y’a Giscard le connard qui doit parler ce soir…
    – Ça va être bien gonflant.
    – Peut-être, mais ce sera chauffé.
    Je le raccompagne en bas de sa tour. J’insiste encore un peu, pour la forme, sachant que Stéphane Palby ne change jamais d’avis.
    Sans se retourner, il me fait un signe de la main dans la cage d’escalier, s’apprêtant à gravir les quelques marches qui l’éloignent d’un monde impitoyable. Et moi je quitte notre quartier de Haut-Radieux pour entamer ma randonnée solitaire vers la ville.