Jacques Eisenbarth, À coups de crosse
Roman
320 pages
a paru le 9 novembre 2009
ISBN 978-2-3588-7005-4
Jacques Eisenbarth

À coups de crosse

Roman
320 pages a paru le 9 novembre 2009 ISBN 978-2-3588-7005-4
Roman
320 pages a paru le 9 novembre 2009 ISBN 978-2-3588-7005-4

Paris début des années 1970. Gérard est un boxeur, assurant à ses heures le service d’ordre de partis politiques, Fabien lui un braqueur, Paulo c’est le voleur, et Jean, le policier esseulé aux allures de comptable. Dans ce roman policier aux personnages riches et complexes, on rencontre aussi Patricia, la pute romantique et solitaire, Josiane et Florence, les deux sœurs « hôtesses », Pierre et Marcel, les deux malfrats si proches, Linda, la patronne de bar chinoise que tous affectionnent, Betty… et une multitude de personnages loin des stéréotypes sur le milieu et la police.

Norbert le mac a été agressé alors qu’il purgeait une peine de prison. Son agresseur, Fabien, un braqueur qui en impose dans le milieu des voyous du 20e arrondissement. Après sa libération, entretenant des rapports ambigus avec Jean, Norbert va saisir l’occasion de se venger en balançant une affaire dans laquelle le braqueur violent s’est engouffré. Pour Jean, c’est l’occasion de sortir de l’anonymat au sein de l’administration policière. Mais Norbert va transgresser la sacro-sainte règle du milieu : devenir une balance et de là devenir lui-même l’objet de la vengeance de ses pairs. Des dizaines de solitudes se télescopent sur fond des quartiers nord de Paris à l’heure des transformations du début des années 1970 dépeint comme dans un film d’Alain Corneau ou de Claude Sautet. Un roman noir comme les vies de ces êtres livrés aux amitiés, aux amours et aux règles d’un milieu méconnu.

  • Le milieu qu’il dépeint, Jacques Eisenbarth le connaît bien. Né dans le Bagnolet de l’après-guerre, il glisse vers la délinquance et alterne braquages et vingt-sept années de prison. Il y découvrira l’écriture à laquelle il se consacre désormais.
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    1.

    On a l’impression qu’il va faire nuit d’une seconde à l’autre. Il n’est pourtant que 16 heures 30 en ce début de novembre. La pluie vient de cesser et c’est le vent qui prend le relais pour gâcher cette fin d’après-midi.

    - Tu es sûr que tu veux aller bosser ? demande Gérard.

    Assise sur le banc encore mouillé, la fille lève un beau regard bleu clair.

    Lui se pince les lèvres de sa bourde, toujours surpris de sa façon bien à elle de répondre par des regards.

    Des gens passent, la plupart se hâtent, la tête engoncée dans leur imper pour disparaître dans la bouche de métro.

    - Ils ont jamais vu une gonzesse assise sur un banc, ces cons ! peste Patricia.

    Un gaillard campé sur ses deux jambes devant une petite bonne femme brune, les cheveux à la garçonne, jolie comme tout, cela attire le regard, sans forcément engendrer de fantasmes.

    Gérard se retourne, hausse les épaules, se retient d’exprimer sa pensée. Assise dans le froid avec son petit ciré noir, elle garde toute sa sensualité. Ils font penser à un couple en séance de photo.

    - Tu n’as pas froid ?

    Elle hoquète, ce tic de colère presque imperceptible ne lui échappe pas.

    Il a 22 ans, elle en a 20. Elle possède de grands yeux bleus clairs, un petit nez bien droit, une bouche aux lèvres charnues qui couvrent de petites dents bien blanches et régulières. Même avec de hauts talons, son 1,60 m lui permet tout juste d’appuyer sa tête contre l’épaule de Gérard.

    - Je vais bosser, se décide-t-elle à répondre, j’y vais avec le cul mouillé.

    La place du Châtelet est animée malgré la tristesse de cette grisaille qui les entoure. Lui regarde au loin dans la direction où se trouve la rue Saint-Denis. Il se dandine d’une jambe sur l’autre, regarde les bus embués, les passagers qui leur jettent un coup d’œil à la sauvette.

    « Peut-être qu’il y en a qui m’envie », se dit-il. Dans son idée il n’y a que l’ouvrier ou le pauvre pour se payer le bus ; passager presque toujours solitaire ; selon l’horaire, sa chance d’être assis, de pouvoir regarder le paysage.

    Il observe Patricia, estime qu’ils vont bien ensemble, avec son mètre 85 et son physique de boxeur. Très large d’épaules, les cheveux bruns ondulés avec des yeux noirs. Une dentition assez forte et solide lui donne une certaine personnalité.

    - Dis, t’arrête de te trémousser comme ça, on dirait que tu entames un combat !

    - Allez, tu iras un autre jour, souffle Gérard.

    Elle ferme un œil, le fixe de l’autre qui s’est nettement radouci. Elle tapote le banc. Il répond à l’invitation avec un plaisir évident.

    - C’est froid, se plaint-il.

    - Et moi je n’ai pas de culotte…

    Elle pointe son petit menton vers lui pour mieux le voir.

    - Passe ton bras autour de mes épaules, sans me serrer.

    Il s’exécute, oublie les bus, les voitures, les passants. Le petit bout de femme qu’il entoure de son bras gauche l’agite des pieds à la tête.

    - C’est le froid qui te fait trembler de partout ?

    Elle sourit, les deux mains posées bien à plat sur ses cuisses. Dans son dos, la rue Saint-Denis, son lieu de travail. Devant, après le pont, le quartier Saint Michel.

    - Tu sais quoi ? demande-t-elle sans le regarder.

    Vêtu d’un blouson marron avec un ras du cou pas très épais, il souhaite que la question soit en rapport avec la météo, pas autre chose. Sa main droite chasse une fausse poussière qui se serait déposée sur son Levis.

    - Dis-moi mon cœur…

    - Je sais même pas ce qu’il y a de l’autre côté du pont !

    Elle sent un raidissement dans le bras qui l’enserre gentiment. Elle ne peut s’empêcher d’en sourire.

    - On peut s’aimer à la folie, se comprendre au moindre mot, communiquer par sensation, mais le domaine des rêves sera toujours impénétrable pour les autres, conclut Patricia.

    - On n’a qu’à le traverser ce pont : tu sauras ce qu’il y a après.

    En ce qui concerne les boxeurs, certaines rumeurs ne sont pas des légendes.

    Il se penche légèrement, fixe les yeux de Patricia, regarde les lèvres humides, son bras l’attire contre lui.

    - Je sais ce que tu veux dire, susurre-t-il.

    - Je tapine depuis deux ans dans cette rue, m’assied régulièrement sur ce banc, peut-être qu’un jour je tournerai le dos au pont et me demanderai ce qu’il y a dans ces rues derrière.

    Ses rêves, il ne veut pas y pénétrer. Depuis un an qu’ils vivent ensemble, chaque jour est consommé comme étant le dernier. Lorsqu’il l’a connue, elle était déjà ce qu’elle est, à ses propres dires. Pour lui c’était une question de moments précis dans une journée ou une nuit. Faire la pute et être pute c’est deux états différents.

    - Tu sens toutes ces odeurs ? Elle retrousse légèrement son nez.

    Il l’imite, insiste un peu bruyamment.

    - Par-dessus les tuyaux d’échappement, je crois que je sens la flotte, la Seine, rectifie-t-il. Je me goure ?

    - C’est ça, approuve Patricia.

    - Je suis sûr qu’il y a autre chose, dit Gérard qui en oublie le froid, et la foule aussi. Il se penche pour caresser le genou de Patricia.

    - Calme-toi le douche-t-elle, au moins tu as senti le principal, le vent de liberté qui souffle de là-bas !

    Il se rembrunit, depuis un an il vivote de petits boulots, quelques cambriolages minables. La révolution devait les rendre riches lui et ses trois associés.

    Elle lui prend la main, le ramène sur sa cuisse.

    - Mon pauvre, la révolution elle est pas passée dans vos quartiers, même pas dans nos villes.

    Elle est secouée d’un rire sincère qui fait se retourner une femme et son enfant qui ne veut plus avancer. Celle qui doit être la maman donne une taloche au môme qui ne doit pas avoir dix ans. Elle le tire par le bras.

    - C’était un truc de bourges, une révolte à l’usage des intellos.

    La petite main de Patricia blottie dans sa grosse paluche accapare le fil de sa pensée, il scrute ses doigts fins aux ongles rongés. Comme des bijoux, diamants ou autres richesses classeraient une femme dans un rang assez élevé, ses petites mains aux doigts fins font ressortir une certaine fraîcheur attendrissante de simplicité.

    - Lorsque tu dis cela je vois ton ami Pierre.

    - C’est vrai admet-il, il tient ce discours, d’autant plus que lui, son CAP, il a du le passer en maison de correction. Enfin, à ce que je crois, il aime pas trop s’étaler sur ce point.

    - Tu as très froid ? S’inquiète Patricia.

    - Ça va, mais toi ? En plus sans culotte, murmure-t-il l’air triste.

    Elle pince les lèvres l’air sévère, écarte les genoux.

    Sa bouche à lui cherche l’air, comme un poisson, une sorte de plaisir le fait frissonner un peu plus.

    - Vraiment tu me vois sans culotte ? C’est comme si je travaillais en permanence, dit-elle en serrant ses jambes l’une contre l’autre.

    Il secoue doucement la tête, adoptant l’attitude du personnage pas dupe une seconde.

    - Allez mon chéri, tu te lèves gentiment puis tu vas prendre ton métro… je suppose que tu as entraînement ?

    - Pas ce soir.

    Avant de se lever il la presse contre lui, embrasse ses cheveux, humides, dérape sur son oreille ce qui la fait rire. Le bruit du ciré qui crisse au contact de son blouson lui est désagréable et rompt le charme.

    - Je ferai le moins de bruit possible pour ne pas te réveiller, lui murmure Patricia.

    Il ne répond pas, se lève pour se diriger vers le métro. A présent le froid devient un allié, la tête dans les épaules, il se hâte avec tout de même la rage au cœur de ne pas vouloir et pouvoir se retourner pour la regarder.

    Avec Patricia, il le sait, s’il n’est pas content, c’est à lui de partir. Elle a sa vie, rien ne l’oblige à être là où elle est, ni à faire ce qu’elle fait.

    Il suit le flot d’hommes et de femmes qui se hâtent. Il entend les rames qui arrivent et qui partent, le trafic a l’air important. Il se tient sur la droite avec le plus gros de la foule, sourit quand l’un ou l’autre le double de peur de rater le métro.

    Ce qui le dérange c’est cette odeur bizarre, même à la salle où il s’entraîne c’est moins désagréable. Cette pensée le ramène à Patricia. Après l’entraînement, il lui arrive d’avoir un peu plus de couleur qui parfois tourne au bleu. Elle y est assez sensible, s’inquiète de la brutalité de ce sport.

    Aucun doute que je l’aime pense Gérard qui depuis un petit moment déjà suit des yeux une grosse blonde qui l’empêche de passer. Il tourne la tête à droite, à gauche, d’être plus grand que la moyenne dans cette foule, il en prend encore plus conscience. Cela l’énerve, il a envie de pousser cette grosse et de fuir.

    Il reste une quinzaine de mètres, avant qu’il tourne sur sa droite, le bruit des talons, des frottements de vêtements accentuent l’absence totale de conversation. Il aimerait juste à cet instant précis entendre des gens rire et parler. Ce manque d’humanité facilite l’entrée de pensées qu’il ne parvient pas à repousser, d’actions à venir, de plans préparés sans trop y croire.

    Son bras frôle le carrelage blanc de la paroi, ses yeux suivent les lignes ce qui lui donne l’impression d’aller plus vite.

    Ça ramollit l’amour, se dit-il, soulagé de se l’avouer une fois de plus.

    Aller braquer ne le dérange pas : avec ses amis ils n’ont pas arrêté de le faire. Enfin d’y penser, de projeter !

    Les évènements de cette année ont contrecarré leurs plans, plus il y avait d’empêchements plus ils avaient envie les uns comme les autres de passer à l’action.

    Se renforçant sournoisement, son amour pour Patricia va de pair avec une diminution de son envie d’action. Mais son bonheur, c’est elle, il y a une poignée de minutes il collait encore à cette réalité. Là maintenant de se retrouver dans un monde où tous tirent une tronche digne du plus triste enterrement l’angoisse, lui met les boules.

    Au hasard il dévisage rapidement hommes et femmes, dire que chacun d’eux a une histoire, un passé, un avenir, cela paraît quant-même impossible merde, se dit-il.

    La grosse blonde se retourne lui jetant un œil assassin, elle accélère le pas et répète son manège juste lorsqu’il peut tourner sur sa droite.

    Un accordéon met fin à son supplice, la main dans la poche il cherche une pièce, n’en trouvant pas il passe devant le musicien sans lui accorder la moindre attention.

    La vie ne s’était pas arrêtée, la routine pour être plus précis. Quelques habitudes avaient été bousculées sans plus.

    Il va falloir y aller se dit Gérard l’essence ne manque plus, l’année 1968, c’est la bonne !

    Il grimpe dans la rame, tout à ses soucis il est presque porté par la foule qui se rue vers les places assises.

    Le bruit des portes qui se referment lui fait prendre conscience qu’il a été poussé contre les portières du fond. Lorsque la rame diminue il y a un chignon d’une couleur indéterminée qui lui chatouille le nez, mais il est satisfait d’avoir une femme qui se presse contre lui et non un type.

    Télégraphe, neuf stations, compte-t-il, ça va vite.

    Quelques conversations animent le wagon, il cherche du regard un visage connu, une tête un peu plus sympathique que les autres, puis sa pensée repart vers Patricia.

    Son sport cela ne fait aucun doute lui a ouvert l’esprit lui a appris une certaine humilité, surtout à ne pas juger les autres, en tout cas pas ceux qu’il aime.

    Au début se souvient-il, il s’est bien méfié des réactions qu’il pourrait avoir à la pensée de ceci ou cela. Craintes vite envolées à la vue de cette poitrine un peu lourde par rapport à sa petite taille. L’odeur et le contact de la peau de Patricia l’ont transporté dans un autre monde. Jamais autant de salive ne lui est monté à la bouche, à croire que c’était la toute première fois qu’il avait un contact avec une femme, qu’elle pouvait se transformer physiquement selon ses désirs à lui.

    D’une violente pression des mâchoires il change le cours de sa pensée, le bruit des rails le ramène dans le lieu présent où une femme est pressée contre lui par des autres passagers. Celle-ci n’a pas de chignon, il ne s’est pas rendu compte du changement.

    C’est un peu gêné et honteux qu’il descend à Télégraphe. Lorsque le wagon le double sur le quai, il a juste le temps d’apercevoir le visage de la femme qui était collé à lui. Aucune expression n’indique qu’elle est choquée.

    Puis merde, se dit-il, elle n’avait qu’à prendre ses distances.

    Il opte pour les escaliers qu’il grimpe trois marches à la fois.

    Machinalement il vérifie qu’il se trouve bien à Télégraphe. Les mains dans les poches, de bonne humeur malgré le froid et la pluie il descend la rue de Belleville pour rejoindre la rue Haxo où l’attendent ses précieux amis.

    La rue est triste et mal éclairée, les voitures aux phares jaunes n‘arrangent rien.