Albert Simonin, Le Hotu
RomanRoman noir
544 pages
a paru le 8 mars 2018
ISBN 978-2-3588-7157-0
Albert Simonin

Le Hotu

L’intégrale de la trilogie
RomanRoman noir
544 pages a paru le 8 mars 2018 ISBN 978-2-3588-7157-0
RomanRoman noir
544 pages a paru le 8 mars 2018 ISBN 978-2-3588-7157-0

Édition augmentée d'un glossaire de l’argot français.

Dans le Paris des années 1930, un improbable duo sévit. Johnny, dit Le Hotu, fils de famille nonchalant et dévoyé, fringué classe, moralité zéro, vit chez sa marraine dans le 17e chic. Paulo, petite frappe qui n’a jamais vécu que de combines, a ses quartiers à l’hôtel de l’Avenir à Saint-Ouen. Le premier parle comme il faut et apprécie le saint-émilion, l’autre a ses entrées dans le milieu et se bat avec un méchant coup de boule. Les deux n’ont qu’une idée : faire du business, écumer les partouzes chics et les théâtres pornos miteux, enchaîner les braquages et les mauvais coups.
Le Hotu, trilogie mythique, nous offre la peinture noire d’un Paris disparu. Avec sa langue unique, émaillée d’un argot légendaire qui inspira les plus grands cinéastes, Albert Simonin réussit comme nul autre à réconcilier la grande littérature et le parler de la rue.
  • Albert Simonin naît en 1905 à Paris. En 1953, premier auteur français à intégrer la fameuse Série Noire, il remporte un énorme succès avec Touchez pas au grisbi. Il va populariser le roman noir français grâce à un style qui le démarque des américains de la Série noire. Il meurt à Paris en 1980.
    • Albert Simonin, Le Grisbi
  • Cette édition du Hotu propose l’intégrale de la trilogie en un seul volume. Elle est accompagnée d’un glossaire de l’argot français rédigé par l’auteur.

  • téléchargez l’extrait
    D’un coup de châsses en chanfrein, Petit-Paul frimait le garçon. Incliné à quarante-cinq degrés pour verser le caoua, ce loufiat lui apparaissait, l’heure de la tortore révolue, et celle de l’addition approchant, beaucoup moins débonnaire qu’il n’avait semblé au moment des hors-d’oeuvre. Mis en relief par la lumière rasante de la lampe fanfreluchée posée sur la table, l’implantation basse des crins raides sur le front, les sourcils broussailleux, et les méplats des maxillaires taillés comme à la hache, évoquaient l’homme des bois.
    Petit-Paul pensa que la décarrade allait pas être du mille-feuille. Sans être positivement balèze, le gonze devait tenir sur ses cannes et malgré ses quarante piges ne pas renâcler à la châtaigne. Restait bien sûr la pointe de vitesse au démarrage pour départager le cave des marloupins. Le loufiat emplissait maintenant la tasse de Johnny, avec, Petit-Paul en avait conscience, un ralenti plus déférent dans le geste, révélateur d’une confusion sur celui qui allait casquer l’ardoise et laisser le gros pourboire. Jugeant la gourance drolatique, puisque l’addition d’au moins cent balles allait se trouver soldée par cette bonne bouille de plouc, Petit-Paul laissa fuser un petit rire. Ce serait la punition de ce lèche-train qui n’avait, depuis le début du repas, eu d’attentions que pour Johnny ; tout comme si lui, Petit-Paul, n’avait été que dalle, rien qu’un traîne-lattes, genre petit camarade d’école paumé, invité par le rupin qui en installe.
    – Qu’est-ce qui t’amuse ?
    Johnny avait posé la question, plaçant son timbre dans le registre bêcheur que Petit-Paul trouvait toujours un peu tantouse.
    – Rien… une idée comique !
    Petit-Paul s’était repris à temps pour ne pas dire, « une gamberge marrante ! ». Fixant Johnny il grouma, dans un renaud interne, « avec sa voix de levrette, ce con va nous faire passer pour des lopes » !
    Un vrombissement venant d’au-delà du parc Monceau vint créer une diversion. Creux comme une basse d’orgue tout d’abord, et qui muait en stridence à mesure que le bolide qui l’émettait, se rapprochant, balayait le boulevard de ses phares.
    Petit-Paul et Johnny, placardés à la table d’angle de la terrasse comme dans une tribune de Montlhéry, s’étaient détronchés, curieux d’identifier l’engin.
    D’un trait, la Bugatti coupa la rue de Courcelles et fonça vers les Ternes, nappant le boulevard d’une puanteur d’huile de ricin. Le temps que se distingue au volant une nana, le cassis enserré d’un serre-tête blanc, et sapée d’une veste de léopard. Ce que le hasard pouvait ménager de plus conforme à la féerie intime, jouant en permanence dans le sinoquet des deux potes : la grosse bagnole et la gisquette oseillée.
    – Deux litres trois cent, arbre à cames en tête et compresseur ! précisa Johnny, péremptoire, alors qu’une petite brise chargée des senteurs végétales du parc Monceau, venait purifier l’atmosphère.
    Ayant accordé une pause décente à la curiosité des clients, le garçon fonçait à la relance.
    – Ces messieurs prendront des alcools ?
    Personnellement consulté, une fois encore, Johnny chiquait, interrogeant du regard Petit-Paul, dont l’agacement visible devant le parti pris du loufiat de l’ignorer, l’amusait et l’inquiétait à la fois. Jusqu’alors tout avait baigné dans l’huile. Petit-Paul n’allait-il pas compromettre leur décarrade par un caprice d’impulsif ? Traiter par exemple le garçon d’enfoiré, comme il lui arrivait parfois de le faire à l’adresse de certains contradicteurs, dès qu’il se trouvait à court d’arguments dans une discussion, ou que son interlocuteur, pour une raison indiscernable, lui apparaissait soudain haïssable. Justement Petit-Paul prenait son visage de fouine, avant-coureur d’un coup de gueule. Johnny déclencha la phase finale de l’opération. Portant la main à sa cravate comme pour en desserrer l’étreinte, il gaffa le garçon.
    – Pourquoi pas un alcool… Qu’est-ce que tu en dis ?
    Petit-Paul, qui avait réceptionné impec le serbillon, tirait de sa poche le paquet de Gauloises, acheté l’avant-veille et, pensant aux sévères privations qu’il avait dû s’imposer pour qu’il contienne encore quatre pipes, le tendait à Johnny.
    – Avec un bon alcool, pourquoi pas un cigare ?
    Sur la vue du paquet chiffonné, graisseux, débectant, le loufiat délicat approuvait la réaction de ce gentil client. Hors d’oeuvre, filets de sole, canard à l’orange, soufflé marasquin, une Pouilly fuissé et une Chambertin, classaient Johnny qui se les était laissés suggérer, dans le « bon genre ».
    – Vous avez des havanes ?
    Johnny avait posé la question, pour la forme, semblait-il, étant sous-entendu qu’une maison de cette classe ne pouvait absolument pas en sevrer sa clientèle sélectionnée. Là, le loufiat perdait les pédales. Désolé il était, victime de la saison finissante, des stocks épuisés, douloureusement il devait le reconnaître, pas la queue d’un havane traînait dans la crèche.
    Impitoyables, Petit-Paul, qui reluisait fort, et Johnny fixaient le pauvre mec dont le débit s’était accéléré pour avouer cette Bérézina honteuse.
    – Envoyez-moi le chasseur, coupa Johnny, bon garçon, biglant ostensiblement en direction du tabac de la rue de Chazelles dont la carotte rougeoyait dans la nuit.
    Las ! Le loufiat devait l’avouer, pas davantage de chasseur que de havanes. Le petit drôle s’était tiré en saison, depuis une quinzaine, sur une plage.
    Le visage marqué d’un écoeurement suprême pour cette taule décevante, Petit-Paul, à demi dressé et repoussant sa chaise, proposait, avec une moue lasse.
    – J’y vais… qu’est-ce que je prends ?
    – Des petits Corona…
    – Il n’en est pas question, messieurs, j’en ai pour cinq minutes… Deux petits Corona ! C’est tout simple !
    Petit-Paul et Johnny regardaient le loufiat foncer sur le boulevard d’un pas vif, droit sur le bureau de trèfle.
    – C’est pas le moment de moisir làga, remarqua Petit-Paul. D’un sourire ambigu, Johnny lui coupa la phrase. Le maître d’hôtel venait vers eux. Petit-Paul fut sur le point de paniquer. Ce casse-burnes allait laisser à l’autre pomme le temps de revenir. Il l’avait bien prédit à ce grand connard de Johnny que cette tortore risquait de se terminer au quart ! À cent contre un !
    Johnny, lui, demeurait parfait dans son rôle de client sérieux. À distance, il venait de stopper pile le maître d’hôtel, demandant, avec le brin de suspicion de « celui à qui on ne la fait pas », s’il était possible d’avoir une « vraie bonne framboise ».
    Vanneur comme un pou, l’autre venait à la parade. Il détenait en cave un alcool de propriétaire si remarquable qu’on ne le pouvait proposer hors d’un cercle restreint de connaisseurs ! Monsieur étant amateur allait pouvoir juger sur pièces !
    Se frottant les paluches, et tout joice à la pensée de corser l’addition, le maître d’hôtel piquait vers la salle. Johnny se permit une coquetterie ultime. Rappelant l’homme en noir, alors qu’il franchissait la porte, il recommanda :
    – Vous nous ferez glacer les verres !
    Tout en bonnissant, Johnny repoussait d’une détente continue de sa jambe échassière, une des caissettes de troènes limitant la terrasse. La brèche s’agrandit. La voie était libre. Vite fait, Petit-Paul s’escamota dans la rue sombre ; l’instant d’après, Johnny avait lui aussi disparu.
    Sur la carante désertée par les deux petites frappes, la buée odorante des caouas montait en volutes vers l’abat-jour rose de la lampe.
    Ayant casqué le dîner d’un sprint d’une centaine de mètres, Petit-Paul et Johnny remontaient l’avenue Hoche d’un pas de promeneurs paisibles, plus accordé au caractère foncièrement rupin du quartier, où une courette eût semblé insolite. Petit-Paul, que l’aubaine d’une tortore gastronomique affurée à si bon compte aurait dû incliner à l’euphorie, s’assombrissait cependant. L’alignement à perte de vue des façades sévères, que nulle boutique éclairée, pas la moindre enseigne de troquet rassurante, ne venait rompre, lui causait un malaise, comme s’il avait abordé à une contrée inconnue, s’était aventuré en patrouille sur un territoire peuplé d’ennemis, semé d’embûches imprévisibles. Débecté à zéro, il lâcha :
    – Drôlement toc, ce coin !
    Johnny, qui allait à longues foulées souples, la bouille épanouie et jugeait ce début de soirée plutôt prometteur, tiqua, chambrant le petit pote :
    – Tu regrettes Saint-Ouen et tes chiftires ? Tu préfères les moules-frites au canard à l’orange ?
    N’osant le prétendre, Petit-Paul restait coi. Johnny en prit prétexte pour une mise au point qu’il avait, devinant
    son compagnon d’épiderme sensible, jusqu’alors différée. Mieux valait, s’ils étaient destinés à faire équipe, que Petit-Paul modifie son point de vue sur les beaux quartiers, les seuls où le carbure abondait, et où les caves, en dépit de leur méfiance, pouvaient se laisser surprendre par des malices inédites.
    – Des turbins, on va leur en faire quelques-uns qu’ils ne connaissaient pas encore… fais-moi confiance ! Y a du pognon qui va changer de poches ! Si t’es d’accord, bien sûr ?
    Petit-Paul l’était. L’évocation de l’oseille des bourgeois lui dégoulinant dans les pognes cambutait son humeur, des perspectives de costards mesure, de limaces pure soie et de pompes luisantes jouaient dans sa tronche. Il en vint même à rêver d’une carrée décente, exempte de punaises, voire même du tenace remugle de soufre dont usaient les tauliers pour exterminer l’engeance des bestioles maudites que Petit-Paul, qu’elles poursuivaient depuis sa petite enfance, pouvait par moments croire spécialement créées pour son tourment. Papier à fleurs, lavabo et bidet, lui permettraient enfin de tringler chez lui, de recevoir la nana, plutôt que d’aller s’illustrer dans des crèches de hasard, pas toujours plus choucardes que les tanières dans lesquelles une dégoulinante infernale le faisait rebondir depuis des années.
    La tête pleine d’images riantes de nanas, dont les dessous noirs joueraient joliment au décarpillage sur le fond lumineux de cette carrée idéale, Petit-Paul se rendait.
    – T’as sûrement raison, c’est les grossiums qu’il faut tondre !
    Tout en supputant le velours qu’allait leur mériter leur volonté tenace de malfaisance, les deux potes approchaient de l’Étoile. Petit-Paul eut encore un regret soupiré :
    – Après ce qu’on s’est mis dans la gueule, le caoua de ces pantes, j’aurais quand même rien eu contre.
    Johnny, qu’aimait jouer les pères Noël, se marrait. Faisant bifurquer Petit-Paul dans la rue de Tilsitt où s’apercevait un bistrot, il annonça, confidentiel :
    – On va se taper un noir, et il nous restera encore de quoi prendre un paquet de « 11 » ! puisque t’as pas l’air de vouloir sortir tes pipes !
    Pris en flagrant délit de ladrerie, Petit-Paul protestait, se fouillant hâtivement.
    – J’pensais même plus que je les avais… parole ! Tu me crois ?
    De voir son pote manquer de toc, Johnny, qu’avait le goût pervers d’embarrasser, se fendait la terrine. Redoutant quand même de voir Petit-Paul repaumer son tonus, il bonnit, rassurant :
    – Te casse pas le chou… tu sais bien que, tes pipes de prolétaire, je les aime pas !
  • Albert Simonin Radioscopie 1973