Joël Rose, Kill kill faster faster
Roman
204 pages
a paru le 15 mai 2012
ISBN 978-2-3588-7043-6
Joël Rose

Kill kill faster faster

Roman
204 pages a paru le 15 mai 2012 ISBN 978-2-3588-7043-6
Roman
204 pages a paru le 15 mai 2012 ISBN 978-2-3588-7043-6

Ancien junkie, Joey est un blanc imprégné de culture noire. Alors qu’il sort de prison après avoir purgé une peine de dix-sept ans pour avoir tué sa femme Kimba, il est cueilli par Markie Mann, producteur, qui veut l’embaucher pour écrire scénarios et textes de chanson. Car naguère, Joey a écrit une pièce qui a fait un tabac à Broadway. Mais Joey, qui n’a qu’un seul œil, " une seule fenêtre sur le monde ", tombe sous le charme de Flore, la femme — et victime — de Markie Mann, romancière franco-algérienne qui a connu un grand succès d’édition en France. Une façon de foncer droit dans le mur. Il devra par ailleurs aussi jongler avec sa raison de vivre : ses deux filles, des jumelles, qu’il n’a pas revues depuis son incarcération et qu’il n’ose même pas aborder, tellement il est honteux devant ces femmes grandes et belles comme l’était leur mère.

  • Joël Rose est né en 1948 à Los Angeles et grandit à New York. Après des études de littérature à l’université de Columbia, il travaille pour le New York Times et le Newsday. Il a publié trois romans dont deux, Kill the poor et Kill, kill, faster, faster, seront adaptés au cinéma.
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    J’ai été tiré dessus.
    J’ai été tiré dessus à la tête. Au cœur.
    J’ai été tiré dessus à la joue. A la mâchoire. A la bouche.
    J’ai été tiré dans le bide.
    J’ai été tiré dans le dos, dans le bras, dans le cou.
    J’ai été tiré dans les couilles.


    Mes filles, mes filles.
    Mes filles jumelles.


    Je mens pas quand je te dis qu’y a rien que je ferais pas pour elles.
    Rien que je ferais pas pour mes filles.


    Quand on grandit là où j’ai grandi, on se demande ce que l’avenir réserve. On se demande où ça finira tout ça, et ce qui vous attend.
    Pour moi, c’est le devoir d’un père – le devoir d’un homme – de donner le savoir à ses enfants.
    Faut me pardonner pour ce que j’ai fait.
    La ville. C’est la ville qui m’a foutu dedans.
    Le soleil brille, mais le côté de la rue où je marche est toujours à l’ombre. Tu piges ?
    Si on me demande, On est au confessionnal, c’est ça ? Ben ouais, on est au confessionnal.
    Je suis sorti de taule le 9 septembre 1996, après dix-sept ans et demi. J’avais pris perpète avec une peine plancher de quinze ans. J’ai été à Attica, à Dannemora, à Stormville, à Sing Sing, à Elmira. Et pour finir, à Auburn. Je suis sorti du centre de détention d’Auburn. Je me suis arrêté sous les murs en pierre. Du n°5 au n°20. Et j’ai regardé vers le grand boulevard.
    Et pour gagner quoi, mec ? Que dalle. Y avait rien à voir. Juste une limousine.
    Une grosse limousine noire.
    Le sol qui fout le camp. T’as besoin d’aide. Tu sais que t’en as besoin. Tu tends la main.
    C’est comme avoir la main coupée au poignet, mec. C’est comme avoir ta putain de main qui pendouille.
    Mais t’es pas con, mec. Tu tends la main, et tu la retires. Ça veut dire que tu les rejettes. Que tu leur refuses même ça. Et là, ils n’ont plus rien, que dalle. Sauf que toi, il te reste ton putain de nom.
    Moi, c’est Joey One-Way. Et toi ?


    Mais les gens savent pas. Y savent pas.
    C’est exactement ce que ma belle-mère disait. Les gens savent pas, Joey. Y savent pas.
    Pour moi, le plus important à dire à ses gosses, c’est gare à ton cul.
    Mes filles. Mes pauvres chéries si belles. Qu’est-ce que je leur ai fait ?

    C’est avant que je disparaisse. Elles ont à peu près quatre ans. Quatre ans. Je les appelais Horrible et Terrible, les jumelles Pénibles. J’entre dans leur chambre. Y en a une qui est couchée par terre. Je me souviens même plus laquelle. Il y a de la moquette, mais pas épaisse, et le sol est dur. Je dis, Putain, pourquoi tu fais chier ta mère comme ça ? Et elle répond, celle qui me parle, là, Qu’est-ce que j’ai fait ?
    Tu lui fais de la peine, j’ai dit.
    Nan.
    Si.
    C’est toujours pareil. Comme si j’étais responsable de quelque chose. Le père qui parle pour la mère.
    Je suis responsable de rien, suis perdu. Perdu dans la ionosphère. M’attaque pas.
    Me reproche pas toute cette merde.
    Je veux pas avoir l’air de me défiler, ou d’avoir rien vu venir, ce genre de conneries. Quand l’aiguille piquait mon bras, tout devenait flou. Je sais que ça me vaut rien de penser ça, surtout avec la limousine juste devant moi. Mais j’y pense quand même et tu sais ce que je dis ?
    J’ai été tiré dessus, mec. J’ai été tiré dessus. Dans le bide. A la tête, deux fois. Dans les couilles.
    Le toubib dit que ça m’empêchera pas d’avoir des gosses.
    Mais j’ai dit, des gosses, j’en ai déjà.
    Y a une petite fille sur le canapé. Ma fille. Mon enfant. Je suis responsable d’elle. C’est l’une d’elles. L’une des deux. Des deux jumelles. Elle descend son pantalon. Touche son vagin. Dis, Papa, quand je fais pipi, mon minou me pique.
    Mec, ça craint.
    Je dis, Faut t’essuyer mieux, petite.
    Quand je sortais la came du papier alu, que je la faisais chauffer, je croyais que c’était ça, la vraie vie.
    Si je m’étais shooté par le nez, c’aurait pas été pareil. Ça m’aurait rien fait à la tête.
    Quand ça entre par les veines, et puis que ça ressort par les yeux, par les oreilles, que ça monte direct au cerveau, le flash direct comme un abruti devant sa télé, j’ai beau être out, c’est tout ce que je veux pas. La vie, c’est dur. La vie, ça tourne et ça tourne.
    Je me bats. Je lâche pas. Jour après jour. Y a pas moyen de m’arrêter. J’accepte mon destin. Je m’en fous, j’ai pas peur. J’ai toujours dit que je mourrais jeune. Que je ferais un beau cadavre. Je suis plus tout jeune, mais je suis pas encore un cadavre.
    Tu donnes la vie à un gosse, il est tout innocent, et qu’est-ce que t’as ?
    Je vais te le dire :
    T’as que tu regardes ton bébé.
    T’as que tu regardes la peur de ton bébé.
    T’as que tu regardes la peur de ton bébé grandir.


    Je me souviens.
    Je me souviens de ma femme. Je me souviens d’elle comme si c’était hier.
    Nos filles la faisaient chier. Elle détestait que je m’en mêle mais quand je supportais plus, je le faisais quand même. Je leur disais, à elles qu’étaient toutes petites, je leur disais, Pourquoi vous faites ça à votre mère ? Et les deux me regardaient, puis fixaient leur mère, et sans battre des paupières ni tourner la tête, elles répondaient, Parce qu’elle dit rien.

    Laisse-moi te dire une chose.
    Un mec dans une maison de gonzesses. Avant le coucher du soleil, il est foutu.
    En fait, le truc, c’est même quand t’attends rien de toi, t’attends tout de tes enfants. T’attends beaucoup plus que ce que t’as.
    Donc comme je dis, si on me demande, On est au confessionnal ? Ben ouais, on est au confessionnal.
    C’est pas comme si y a un ou deux types tarés dans le coin. C’est comme si tout le monde était taré. Tu vois ce que je veux dire ?
    Ces derniers temps, c’est comme si tout était flou dans une rue, une nuit où il pleut.
    J’ai trop à perdre pour marcher lentement.
    Je laisserai plus jamais personne me choper.
    Trop d’années de perdues.
    Mec, oh mec.
    Je sais pas.
    Je sais pas.
    Je sais pas pourquoi, en fait, je suis foutu, mec.
    Je repense à comment la famille de Kim lui a même pas fait les funérailles qu’y fallait.
    Elle aurait jamais voulu être mise dans le froid, dans la terre froide. Z’auraient dû l’incinérer. C’est ça qu’elle aurait voulu. Être brûlée. Et ses cendres éparpillées sous un arbre. Dans un endroit vierge, un truc comme ça.
    Hé mec, regarde-moi. Je me prends pour un as de l’enterrement, maintenant.
    Mec, t’imagines ça, un peu ?
    A l’heure de la cérémonie, je me tiens debout au milieu de ma cellule. Un instant de silence. Par respect.
    Mec, j’étais mal.
    J’étais mal à en crever.
    Hé, je parle que pour moi. Je suis pas quelqu’un d’autre. Je suis plutôt personne d’autre.
    Je suis toujours personne d’autre. En taule, tu sais plus qui t’es. Et j’ai peur, mec... J’ai peur.
    Qu’est-ce que j’ai fait ?
    Qu’est-ce que j’ai fait ?
    Je me souviens pas. Je me souviens pas, bordel. Au bout de dix-sept ans et demi, je suis vide, putain.
    J’ai le don de voir comment seront les gens quand ils seront vieux. Ce que la personne sera une fois vieille, ce qu’elle deviendra. Même les enfants, les petites filles dans la rue. Mes propres filles, aussi. Je les vois vieilles. Je les vois enterrées.
    J’ai fait un rêve. J’ai été tiré dessus. On m’a tiré dessus.
    On m’a tiré dessus, mais on m’a pas tué.
    On aurait dû me tuer, mais on l’a pas fait.
    On aurait dû me tirer dessus et me tuer, et me sortir de ma souffrance.
    Mais en fait, je suis pas malheureux. C’est ça, le truc, je suis pas malheureux.
    C’est la colère, mec.
    Le brouillard rouge.
    Qui s’est répandu dans mon cerveau. La colère.
    C’est ça, le truc : la colère.
    Le brouillard rouge.
    Et pourquoi je suis en colère ?
    J’en ai aucune idée, putain.
    Aucune.
    Ou alors je le dis pas.
    L’un, ou l’autre.
    Je possédais la chatte de Flore.
    Je la possédais.
    Je pouvais lui faire faire tout ce que je voulais. Rien à voir avec les conneries que Jane Brody écrit sur la sexualité dans le New York Times, ou celles de Dr Ruth ou Dr Judy à la radio. Je la possédais.

    Je mettais juste les doigts dans sa chatte et je touchais au fond, tu vois, j’appuyais, et au bout d’un moment je redescendais les doigts, je touchais à l’entrée, je pressais à cet endroit.
    Puis je remonte mes doigts, je les tourne, je touche la paroi, je redescends, tu vois, et je lèche, là, tu vois.
    J’avais pas besoin d’y mettre ma queue.
    Je le faisais, mais j’avais pas besoin.
    Je pouvais le faire avec ma main. Elle jouissait comme un homme. Sa chatte entrait en éruption. Y avait comme un gargouillis, et des palpitations. Du liquide coulait. Son odeur, mec, j’y plongeais. Quand j’enfouissais mon nez et que je sentais cette odeur, j’en avais jamais assez.
    C’est la rue, mec, c’est la rue, putain.
    Qui m’a fait ça.
    J’ai été tiré dessus.
    La balle m’a touché dans le dos, près des reins. M’a fait valdinguer.
    Fais gaffe, fils de pute, on te cherche, on veut te faire une saloperie.
    Y a un voleur à ta porte.
    Qu’est-ce qu’y veut ? Qu’est-ce qu’y peut prendre ? Ta vie ? La belle affaire ! Ta vie, c’est que dalle.
    Un prédateur rôde.
    Il attend.
    C’est moi qu’il attend.
    Il bondit.
    Passe la porte avant qu’elle se referme.
    J’ai pas fait de quartiers.
    Mes filles inquiètes, terrifiées, couchées dans leur chambre, elles écoutent leur mère et moi faire l’amour, Kim crier, elles savent pas ce qui se passe, elles arrivent en courant, affolées.
    J’ai pété les plombs, mec.
    Mon corps tremble.
    Mon cerveau fonctionne pas.
    Mes jours sont comptés.
    Y a ce brouillard rouge.
    Je possédais la chatte de Flore.
    Plus tard, quand j’étais déjà foutu, je lui demandais : j’ai une aventure avec toi ou quoi ? Alors, qu’est-ce que t’as à te foutre de moi comme ça, merde ? Tu te fous de ma gueule, c’est ça ?
    Ce qui te tue, c’est de pas savoir. T’es passée par là. Tu connais, non ?
    Personne me traite comme ça. Personne, je lui ai dit. Comme ça, personne.
    Va te faire foutre, elle répond.
    Va te faire foutre.
    Comme ça.
    On a tous nos faiblesses. Si j’ai déconné, c’est pas ma faute. Je suis faible. Les gens trouvent que j’ai l’air fort et méchant. Un mauvais garçon. Les femmes se jettent sur moi.
    Oh, Joey, t’as l’air si jeune. La prison t’a bien conservé, ah ah.
    Mais je suis pas jeune.
    Je suis vieux. Je suis un vieux frère.
    Flore m’appelait le vieux.
    Elle m’appelait pauvre imbécile.
    Elle m’appelait mon petit mec cool.
    Elle dit, Regarde ça.
    Les femmes, elles disent, Oh, regardez ça. Il est dangereux. C’est un homme furieux. Méfiez-vous de Joey One-Way.
    Une nuit, notre dernière nuit ensemble, on était dans un hôtel, Flore et moi, et je l’accuse, je l’accuse de fricoter avec moi, de baiser avec moi, d’être avec moi que pour le cul, pour le danger, comme si elle s’imagine qu’elle vaut mieux que moi.
    Je déconne, mais elle a dû croire que c’était sérieux, elle me prend au mot, parce qu’elle devient toute calme, elle se glisse dans la salle de bains, pisse un coup, j’entends le bruit, et elle commence à s’habiller pour moi.
    Cette nuit-là, à ce moment-là, il est très tard. Elle devrait être chez elle avec son mari, Markie Mann, le type qui m’a fait sortir de taule après toutes ces années, mais elle est dans la salle de bains de l’hôtel, à se préparer pour me baiser.
    La porte est entr’ouverte. Je la vois. Flower. Fleur en français.
    Moi, je l’appelle Flore.
    Elle sort. Elle a dû réfléchir à ça, à ce que j’ai dit, ça a dû la travailler. Elle prend la pose. Elle dit, Tu dis que je fricote avec toi, t’as peut-être raison, peut-être que je fricote avec toi. Mais t’aimes ça, non ? T’aimes ce que je t’apporte. T’aimes les restaurants, les hôtels, les fringues Agnès B., le whisky que je te sers, l’armagnac, les repas avec du bon fromage français. T’aimes être sorti de taule et baiser avec une belle femme.
    Comme si c’était un critère.
    Mais elle a raison. Elle a raison.


    C’était une heure avant l’aube. Il faisait toujours noir dehors. Y avait pas de lumière. Ni dehors. Ni dedans. Je me suis levé. J’avais pas le choix. Je pouvais pas dormir. Je pouvais pas rester allongé là plus longtemps. J’étais foutu, mec. Foutu. J’attendais, je le savais, j’attendais que les flics arrivent. Près de moi, tout autour de moi, dans l’immense salle, aussi grande qu’un gymnase, j’entendais les rangées d’hommes ronfler, des hommes sur des lits de camp, la tête rejetée en arrière, le cou exposé, comme si avec un rasoir on pouvait faire des dégâts énormes.
    La nuit d’avant, je traînais dans les rues.
    Qu’est-ce que je lui ai fait ?
    La nuit d’avant, je traînais dans les rues, j’arpentais la ville, un vendredi soir, nulle part où aller, j’allais et venais, et je vois assises l’une derrière l’autre, en file indienne, devant l’école catholique sur l’Avenue B, une longue rangée de femmes serrées qui attendent, un vendredi soir, la nourriture qui va être distribuée le samedi matin, qui attendent toute la nuit, même avec le froid.
    Moi, je venais juste revoir l’endroit où ça dealait autrefois pour me rappeler le bon vieux temps, revoir l’endroit, C et D : coke et dope. Me parle plus d’acheter ces trucs.
    C’est ce que je me dis.
    Y avait un type qui fumait une clope devant un magasin de la Septième Rue entre la Première Avenue et l’Avenue A. Le centre de réadaptation, il est sur la Troisième Rue. Une très jolie jeune fille, peut-être dix-sept ans, descendait la Septième dans l’autre sens. Le type avec la clope pose son mégot sur le couvercle d’une poubelle, il le laisse une seconde, il regarde la fille s’approcher. Elle passe. Il continue à la regarder. La quitte pas des yeux.
    J’ai pris son mégot, mec.
    Je l’ai pris. Je le prends, et je commence à le fumer.
    Tu vois ce que je veux dire, où je veux en venir ?
    Y a rien de trop bas pour moi.
    Le type, il tend la main, y a plus rien, y croit que le mégot est tombé par terre, ou un truc comme ça. Mais moi, je le fumais en pensant à elle, Flower, fleur en français, mon amour