Michel Douard, Micron noir
Roman
272 pages
a paru le 16 mai 2019
ISBN 978-2-3588-7362-8
Michel Douard

Micron noir

Roman
272 pages a paru le 16 mai 2019 ISBN 978-2-3588-7362-8
Roman
272 pages a paru le 16 mai 2019 ISBN 978-2-3588-7362-8

2048. Les guerres ont été remplacées par des combats à l’allure de jeux du cirque dans des arènes encerclées de caméras. Hypermédiatisées, ces luttes entre nations ont donné naissance à une caste de soldats-stars, nouveaux héros richissimes qui mettent leur vie en jeu à chaque combat. Afin de dépasser leur peur et de décupler leurs forces, ces hommes consomment une drogue de synthèse surpuissante : le micron noir. Mais les coulisses de cette Guerre Nouvelle ne sont pas à l’abri des trafics. Et quand le plus célèbre des soldats et son meilleur ami se trouvent impliqués dans un vol de microns, leur popularité ne les préserve pas des gangs de mafieux. C’est hors de l’arène qu’il leur faudra mener ce combat-là...
Sorte de western futuriste décapant, Micron noir combine l’inventivité des romans d’anticipation et le rythme effréné des meilleurs polars.

  • Michel Douard est rédacteur professionnel et travaille dans la communication. Outre ses romans publiés à La Manufacture de livres, il collabore également à la revue culinaire Itinéraires d’un gourmand. Il vit à côté de Tours.
    • Michel Douard, Chinese Strike
    • Michel Douard, Un couple de singes
  • Ce livre a été réédité dans le cadre de l’opération 10 ans, 10 livres de La Manufacture de livres

  • Immense coup de cœur. Derrière un roman hybride génial de SF se cache aussi un sacré polar qui cogne. Bravo.
  • téléchargez l’extrait

    Nous sommes sur le point d’émerger du long tunnel qui relienotre vestiaire au champ de bataille quand on nous ordonne de stopper.

    Au loin, montent de puissantes clameurs. Le publics’impatiente dans les tribunes sécurisées. Ceuxqui peuvent se payer le billet pour les combats « live » ne sont pas lespremiers venus. Des actrices qui se protègent du soleil avec des ombrelles, degrands capitaines d’industrie en tenues décontractées, des artistes à lunettesnoires. Face à un écran de plus de deux-cents mètres de large, les nantis venusdu monde entier vont suivre la rencontre avec explosions en toile de fond. Leprivilège de dire « j’y étais ». Le grand frisson sportif. D’autrespatientent en grignotant des aliments riches en graisses saturées au fond deleurs canapés. La grande majorité est plantée devant les écrans de rue, dans uncalme relatif.

    On interrompt la diffusion de notre hymne.

    Le speaker annonce que les Vénézuéliens ne sont pas prêts.

    Une vague d’impatience passe sur le public huppé.

    Gros Luc retire son casque et égrène un chapelet d’injures àl’attention de nos adversaires du jour, « ces putains de gominés, cesbrèles de latinos » qui, d’après lui, manquent de la plusélémentairecorrection. Je n’abonde pas dans son sens. Je considère cet ami de deux mètresseize et cent quarante-cinq kilos avec la même curiosité que lorsque nousétions enfants. J’aitoujours le sentiment qu’il n’a pas une nature différentede la mienne, mais qu’il appartient plutôt à une autre classe de vertébrés. Jelui demande pour la troisième fois aujourd’hui pourquoi il estparmi nous.N’est-il pas censé être en permission ? Pour la troisième fois, il hausseles épaules, avale un deuxième micron, daigne répondre.

    - Tu seras bien content de me trouver tout à l’heure.

    Gros Luc est sous mes ordres, mais surtout, Gros Luc estdepuis deux mois le numéro Un. Une position qu’il est difficile de tenir bienlongtemps dans notre discipline.

    Derrière nous, un soldat crie, exaspéré :

    - Putain ! Laissez-nous y aller, merde !

    D’autres renchérissent, sifflent. Les chefs de section lesrappellent à l’ordre. Moi, je laisse gueuler. Aujourd’hui, c’est notretroisième rencontre de l’année. Et le motif du conflit m’échappe. Jecherche.Je ne me souviens plus pourquoi je suis là. C’est sans doute l’émotion. Ou ladope. Putain, pourquoi on est là ? Concentre-toi. Le tunnel vibre d’unepeur agressive et pue la sueur acide.Nous sommes contraints à un surplaceglaçant. Trois cents paires de chaussures de combat piétinent le béton. Àtravers la cloison, dans le couloir parallèle, on perçoit le grondement de nosblindés, eux aussi au point mort. Je sais l’angoisse de leurs occupantsengoncés dans l’acier. Je me tourne vers l’arrière de notre colonne. Les hommessont de plus en plus agités, yeux rougis,pupilles dilatées. Nombreux sont ceuxqui gobent un micron de plus ou qui se tracent une ligne de war dust sur lacrosse de leur arme.

    Un lieutenant hurle à s’en déchirer la gorge :

    - Gardez la haine !

    Et puis, c’est le bouquet, un nouveau contretemps va retardernotre sortie de près d’une demi-heure.

    Des manifestants anti-Guerre Nouvelle ont paraît-il envahi leterrain. Gros Luc préconise qu’on y aille quand même, « qu’aux premièresballes au ras des oreilles, ces pacifistes de merde vontrentrer chez eux avecle froc trempé ».

    J’ai hâte d’y aller aussi. Qu’on en finisse pour aujourd’hui,ou pour toujours. Cette attente claustrophobe est tuante.

    Et puis notre Général lâche enfin sa formule rituelle via leshaut-parleurs plaqués aux parois du tunnel, « Il va y avoir du sport ! ». Une ovation sauvage lui répond.



    ***



    Dehors, nous découvrons les Vénézuéliens déjà alignés faceaux caméras, le menton à l’horizontal. Avec des aboiements hystériques, leurschefs de section les exhortent à se dépasser et à jouercollectif. À ne pas selaisser impressionner par une bande de pédales surpayées. À nous massacrer sanscrainte.

    Et dès le premier coup de sirène, c’est ce qu’ils font.

    Ce sont des blocs compacts qui défoncentnos lignes, et leurs blindés légers surgissent derrière nous sans que jecomprenne comment, nous coupant toute retraite, lâchant dans l’air des nuéesdeballes traçantes grosses et bruissantes comme des sauterelles africaines.

    En moins d’une heure, nous perdons une centaine d’hommes,tués ou hors de combat.

    Lors d’une accalmie de coups de feu, des sifflets et huéesnourris me parviennent des tribunes.

    Et puis nous bougeons d’une position à l’autre, au gré desordres radio, sans qu’on nous prenne pour cible. Je ne traîne plus alors que trois équipiers avec moi. Gros Luc, souriredingue aux lèvres, Franck, un type cruel auquel je ne me fie pas, etBaptiste,un Guadeloupéen très agité qui peste et jure, parce que c’est son île natalequi est en jeu aujourd’hui, et qu’il y a une forte probabilité pour que salangue officielle soit bientôt l’Espagnol.

    Je me souviens pourquoi onse bat.

    Nousmanœuvrons sans essuyer un tir pendant encore une demi-heure.

    Jusqu’à ce petit bois où nous sommes censés nous regrouperavec ce qu’il reste de quatre autres sections. Nous n’avons pas le temps de nous compter que nous sommes prisentre deux feux. Entre les rafales desVénézuéliens et les tirs de notrepropre artillerie qui pilonne le secteur aupetit bonheur la chance.

    Un sifflement grave, unéclair blanc, un craquement surpuissant, et un fracas enflammé se propage àhauteur d’homme sur cent mètres. Le souffle d’un dragon. En quelques secondes,les fougères sont réduites en une poussière brûlante, les troncs des chênes etdes bouleaux sont transformés en allumettes géantes et tordues. Nous avons lachance de nous trouverau centre d’une petite clairière. À plat ventre, encorevivants, après une courte visite en enfer. L’air est saturé d’une odeur d’hommerôti. Je crie aux trois autres de me suivre et ma voixatteint des aigus dontje ne la soupçonnais pas capable. Mon petit groupe jaillit du bois incendié àtravers un couloir de végétation miraculeusement épargné, et plonge dans uncratèred’obus boueux. Mon visage et mes bras sont lacérés. En lisière du petitbois, je peux voir une équipe de Global qui filme des fantassins embrasés.

    À l’Est, la 2èmedivision blindée vénézuélienne prend position pour passer à l’offensive finalesur notre QG.

    Échec et mat.

    On prend la branlée de lasaison.

    Je me dis qu’on est aussibien au fond d’un trou. D’autant qu’à y regarder de plus près, je me rendscompte que Franck a la main gauche arrachée. Il a perdu connaissance. Baptiste,l’Antillais, lui a fait un garrot. Il lui administre un shoot d’adrénaline dansle thorax, lui colle des claques. Franck rouvre un œil, et replonge.

    - Et nos avions, ils sontoù ? s’étonne Gros Luc en se hissant prudemment à mes côtés, hors deterre.

    Je l’informe qu’il ne fautpas compter dessus dans l’immédiat. Nos deux derniers jets ont écopé d’une pénalitéde vingt minutes pour refus de combat.

    Gros Luc se laisse glisseren arrière sur le ventre. Moi aussi.

    J’estime que Franck estmort maintenant. Baptiste me scande des trucs en créole à quelques centimètresdu visage. Je crois voir les crocs d’un chien claquer. Il perd la tête. À touslescoups, il a mal dosé sa dope. C’est un art de doser, de ne pas céder à lagourmandise. Mais quoi qu’il en soit, on ne peut pas être soumis aux mêmesrègles qu’un haltérophile ou unsprinter. De tout temps, les troufions sontmontés à l’assaut chargés comme des mulets, ou avec un flingue dans le dos pourles convaincre de se montrer braves. Mais tout le mondene tient pas la dopecomme Gros Luc. Baptiste a trop forcé sur le stimulateur de bravoure. Il tentemaintenant de s’arracher le peu de cheveux crépus qu’il a sur le crâne engémissantcomme un damné. Gros Luc lui demande de la fermer. Il ne la fermepas. Gros Luc l’agrippe par le col, presse son front contre le sien et luimurmure quelque chose. L’Antillais finit parse taire.

    Je m’apprête à lancer unappel radio pour savoir si l’on peut être évacués quand ça crachote dans moncasque.

    - sec…2, répon… Ici QG, …ion 2…

    - Section 2à QG. Je vous reçois 1 sur 5. Sommes coincés à environ deux kilomètre à l’ouestde chez vous. Plus de matériel puissant, trois hommes seulement avec moi, dontun blességrave. On reste à couvert jusqu’au coup de sirène.

    - Négatif sec..on 2, vous ret…nez au bois.

    - Pourquoi ? Putain,non !

    - On a besoin de 15 …utes de diversion avec les blindés. Les images deCanal Global nous signalent la …sence d’armes antichars abandonnées sur place,et vous êtes à 300 mètresmaxi…

    - Je ne vous entends plusQG.

    - Fous-toi .. ma gueule, et tu vas pas être déçus des sanctions.

    Gros Lucchantonne une comptine dans laquelle il est question de loup et de forêt.

    Je ne voispersonne entre nous et le bois calciné. Les blindés sont loin.

    Je dis àGros Luc que c’est maintenant ou jamais. Nous sortons comme deux fous,abandonnant Roger et Franck au fond du trou.

    Arrivéssur place, nous cherchons fébrilement les fameuses armes, pliés en deux commesi ça limitait les risques de se ramasser un projectile.

    Un dronede Global sort de nulle part et bourdonne au-dessus de nos têtes, ses camérasbraquées comme des mitrailleuses. Cette saloperie risque d’attirer l’attentionde l’ennemi. Ducoup, nous rampons carrément. Et puis, aux côtés d’un typebrûlé à un degré tel qu’il est difficile d’imaginer qu’il ait pu courir jusqueici, je mets la main sur un tube anti-char. Je leregrette aussitôt. Noussommes à découvert, sans appui. Est-ce bien malin de se manifester ? Nousrestons à plat ventre un moment, mais je finis par abaisser le cran de sécuritéetj’ajuste un blindé dans la mire électronique en me disant que je trembletrop, et qu’il est trop loin pour que je tape dedans.

    Lemini-missile fuse pourtant à mille deux cents mètres par seconde selon unetrajectoire parfaite.

    En pleindans le mille.

    Un courtsilence, une respiration, et le véhicule et tous ses occupants volent enéclats. La densité de l’uranium a frappé pile au bon endroit.

    Dans mesjumelles, je vois les autres blindés qui font volte-face et envoient une voléede gros pruneaux dans notre direction. Ils ne nous ont pas encore précisémentlocalisés et lesobus s’abattent à une cinquantaine de mètres. Nous ne bougeonspas une oreille sous la lourde pluie de boue et de cailloux.

    Deux tanksse détachent du groupe et avancent vers l’endroit où nous tentons vainement denous enfoncer dans le sol. Mes testicules sont réduits à deux raisins secs.

    La puissante sirène de finde partie retentit alors.

    Notre QG vient de serendre.

    Nous nous relevons, levonsles bras.

    Les chars grincent ens’immobilisant.

    Les tankistes Vénézuéliensdescendent et nous échangeons nos casques en nous tapant dans le dos.

    Nous sommes tous très heureux de rentrer aux vestiaires, et de prendre une bonne douche.