Gérard Bon
Saõ Paulo confessions
- Né en 1951 à Nice, Gérard Bon séjourne régulièrement au Brésil. Il est l’auteur d’une trilogie de romans policiers mettant en scène un héros récurrent, Cavalier, ainsi que de Ci-gît mon frère (2012) et Retour à Marseille (2016) à La Manufacture de livres.
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Par temps d’orage, les toits des gratte-ciel de la mégapole, avec leurs terrasses, leurs piscines et leurs jardins suspendus, ressemblaient au temple des singes dans Le Livre de la jungle.
Quand j’arrivai dans le quartier de Paraiso, le si mal nommé, il pleuvait à verse. Des torrents boueux dévalaient les caniveaux, emportant sur leur passage poubelles, cartons, vélos et tout ce qui traînait. Plus loin, des voitures abandonnées sur la chaussée, moteurs noyés.
Par prudence, je laissai ma Fiat dans un parking et pris le métro jusqu’à la praça da Republica. De là, je marchai jusqu’à ma cantine habituelle pour y rejoindre mon mentor et ami Luigi. Mais sous la pluie dense, serrée, c’était une épreuve.
Le septuagénaire m’attendait au comptoir du Belocchio, où il jouait aux dés pour tromper l’ennui. « Tu as une demi-heure de retard ! » s’est-il exclamé en m’apercevant. « Tu as vu la violence de l’orage ? J’ai failli ne jamais arriver », répondis-je en choquant mon verre de Campari contre le sien.
Pendant le repas, je ne forçai pas sur la bouteille, mais c’était l’un de ces méchants vins qui rendent bougon, irritable. De sorte que je ne tardai pas à déverser ma rancœur. Contre la course folle du monde, contre le marasme économique, contre l’incurie de nos dirigeants, et aussi contre moi-même. Je m’en voulais en particulier d’avoir raté ma dernière plaidoirie, signe de ma pente descendante.
Je parlais fort, en me fichant pas mal de ce que pouvaient penser les clients des tables alentour, et j’en rajoutais. « Il paraît que ce crétin de pape argentin médiatique va venir ici. Tu es au courant ? » Mais qu’est-ce qui me prenait tout d’un coup de critiquer le pape ? Quand j’étais de sale humeur, les mots venaient tout seuls, comme lorsque je plaidais. Et Luigi, qui me connaissait bien, avait la sagesse de ne pas me contredire.
À mes détracteurs, il répondait invariablement : « D’accord, Dino est un type bourru, pas commode, mais sensible. » Une boule de nerfs, mais capable de sauver une mouche ou une abeille de la noyade.
Luigi était surtout l’avocat le plus extraordinaire que j’aie connu. Je lui devais tout. Mon stage, ma formation, mes premiers dossiers. Et cette passion pour la procédure qui m’avait permis de me faire un nom au sein du barreau.
Quand nous sommes sortis du restaurant, la pluie avait cessé. Une accalmie dans le lamento d’un mois de novembre complètement déréglé.
Après avoir donné une accolade à mon mentor, je pris le chemin de mon cabinet, situé à quelques centaines de mètres de là. Il faisait une chaleur lourde, sirupeuse, qui me donnait un violent mal de crâne. Que m’avait raconté Luigi au sujet du procureur général ? Je l’avais déjà oublié. Ce qui ne m’intéresse
pas, je ne l’entends pas.
Au numéro 153 de l’avenida São Luis, je saluai le portier d’un signe de tête avant de prendre l’ascenseur, dont les soubresauts ne cessaient de m’inquiéter. Au septième étage, Carmen, ma secrétaire, m’accueillit d’un pâle sourire.
— À quelle heure le premier rendez-vous ? demandai-je.
— À 15 heures.
— Qui est-ce ?
— Un industriel, monsieur Schneider.
Dans ce pays, il fait parfois si chaud que même les insectes font la sieste, et je ne comptais pas déroger à la règle. « Je vais dormir un peu. Surtout, ne me dérangez pas avant son arrivée. »
À 15 heures tapantes, des coups vifs tapés contre l’huis me tirèrent de l’un de mes rêves récurrents. Le genre où l’on va de porte en porte sans trouver d’issue. Je pris le temps de passer une veste et d’ajuster mon noeud de cravate. Puis j’ouvris.
Je m’attendais à voir entrer un homme d’un certain âge. Mais une jeune femme blonde s’avança. Avec ses talons haut perchés, sa robe légère, et son chignon, je lui trouvai quelque chose de Gisèle, notre mannequin national. Mais plus petite, et, surtout, plus ronde.
Quelque peu troublé, j’en oubliai presque de l’inviter à s’asseoir. Ce qu’elle finit par faire avec une certaine élégance.
— Je pensais rencontrer un monsieur, dis-je.
— C’est bien mon père qui a pris rendez-vous. Mais comme le sujet me concerne directement, j’ai préféré venir moi-même.
D’un sourire un peu pincé, elle me demanda la permission de fumer. Mon cendrier débordant de mégots tordus, je ne pus qu’opiner et, à mon tour, j’allumai une cigarette.
— Bon ! En quoi puis-je vous être utile ? demandai-je.
Elle s’appelait Marta Cage. Dès ses premiers mots, prononcés avec un léger accent, je sentis son embarras. C’est qu’il lui arrivait quelque chose de si particulier qu’elle ne savait pas par où commencer. Comment dire. Elle avait épousé un Australien qui partageait sa vie à Sampa depuis plus de quatre ans. Jusqu’à ce qu’en juin dernier, il disparaisse.
— Il a disparu comme ça, d’un coup.
— Disparu ?
— Oui, volatilisé, désintégré ! dit-elle d’une voix tendue comme un fil sur le point de rompre. Vous savez, c’est un peu comme dans ces romans de gare. Le monsieur quitte son domicile un beau matin et ne revient pas.
Je levai des yeux inquisiteurs :
— Il y a eu une enquête ?
— Oui, la police a suivi plusieurs pistes, mais ça n’a rien donné.
La première hypothèse qui me vint à l’esprit fut celle d’un rapt. Madame Cage était la fille d’un riche industriel. Et les enlèvements, bien qu’en décrue, avaient longtemps constitué une industrie prospère à São Paulo. Seulement voilà, la famille n’avait reçu aucune demande de rançon. Ni le moindre appel d’éventuels ravisseurs.
Pouvait-elle m’en dire un peu plus au sujet de son mari ? J’eus la surprise d’apprendre qu’il s’agissait d’un rockeur.
Certes, moins célèbre que Jagger. Mais qui avait fait partie du Top 10 au début des années 2000.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Franck Cage…
Sur le moment, son nom ne me dit rien. J’allais m’excuser de mon ignorance quand des cris d’hyène de sirènes de police se firent entendre dans la rue. Un tintamarre si insupportable
que je finis par me lever pour aller fermer la fenêtre. Je constatai alors qu’une demi-douzaine de véhicules barraient la chaussée.
— Il a dû y avoir un braquage dans la rue, dis-je en regagnant mon bureau. En m’installant dans le Centro, je n’avais pas pensé au bruit et tout ça. Ça n’arrête jamais.
Puis, comme pour justifier le fait d’exercer dans l’ancien centre-ville, de triste réputation, je précisai :
— L’avantage, c’est que je suis plus près du palais de justice.
— Oui, je comprends, dit la jeune femme en plissant les paupières, indifférente à mes préoccupations matérielles.
J’étais frappé par ses yeux gris, des yeux froids de chat.
— Bon, reprenons, dis-je en essayant de me concentrer de nouveau sur son cas.
Son mari avait disparu un vendredi, à la fin du mois de juin. Il avait prévu ce jour-là de se rendre en voiture à Ilhabela, une île du littoral pauliste où le couple possédait une maison de plage. Mais il n’y était jamais arrivé. Devait-il voyager seul ? Oui, car elle avait préféré passer le week-end auprès de son père malade.
C’était un choix qu’elle ne se pardonnait pas, d’autant que la nuit précédant son départ, Franck avait été victime d’un malaise. « Avant de partir, vers 10 heures, il m’a dit qu’il se sentait mieux. Mais il avait vraiment une sale tête. »
Le rockeur avait ensuite pris le volant de sa Porsche Cayenne et roulé jusqu’à la gare routière de Jabaquara, à la lisière de la banlieue. C’était là, sur le vaste parking, qu’avait été retrouvée, quelques jours plus tard, sa voiture. Verrouillée, mais vide. À l’intérieur, il n’y avait ni son sac de voyage, ni ses papiers, ni rien.
Mais surtout, Franck Cage n’avait aucune raison de se rendre à Jabaquara.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Au début, j’ai pensé que pour une raison ou une autre, à cause de son malaise peut-être, il avait voulu faire le trajet jusqu’à Ilhabela en autocar. Mais les lignes de Jabaquara ne desservent pas São Sebastiao, n’est-ce pas ?
Elle avait raison. Pour se rendre à São Sebastiao, petite ville du littoral d’où partaient les ferries, il fallait se rendre à la gare Tiête, presque à l’autre bout de la mégapole.
— Les enquêteurs ont-ils une explication ?
— Non, pas à ma connaissance. C’est vraiment quelque chose que je n’arrive pas à comprendre.
L’abandon de cette Porsche noire aux vitres teintées sur
un parking avait quelque chose de déroutant. Comme si on avait voulu qu’on ne vît qu’elle. Comme s’il s’agissait d’un leurre
Dans la voix de la jeune femme, commençait à percer du ressentiment : comment un citoyen australien jouissant d’une notoriété certaine, du moins en Europe et aux États-Unis, avait-il pu se volatiliser dans une ville comme São Paulo, la Suisse du Brésil ? Et pourquoi les enquêteurs s’obstinaient-ils à évoquer une disparition volontaire ?
— C’est complètement absurde, s’emporta-t-elle. Et je vais vous dire pourquoi : parce que Franck s’apprêtait à faire son grand retour sur la scène musicale.
Pour m’en convaincre, elle me raconta qu’en juin, le rockeur venait de mettre la dernière touche à son nouvel album, entièrement
enregistré au Brésil et intitulé São Paulo Confessions. Devait s’ensuivre en septembre une tournée internationale, avec, à la clé, soixante-cinq millions de dollars.
Se penchant vers moi, elle ajouta, un pli amer à la bouche :
— Vous croyez vraiment qu’il aurait choisi de disparaître à un moment pareil ?
— Et vous, quelle est votre hypothèse ?
Elle resta un moment les yeux dans le vague, avant que les mots ne finissent par se frayer un chemin jusqu’à ses lèvres :
— J’ai longtemps refusé cette idée. Mais je pense aujourd’hui qu’on l’a assassiné. Des gens ont pu l’attirer à Jabaquara, sous un prétexte quelconque, et l’embarquer de force dans un véhicule. Pour le tuer.
— Il se sentait menacé ?
— Je ne crois pas, enfin je ne sais pas. Il ne m’a rien dit. Je…
Voyant de minuscules gouttelettes de nervosité apparaître au coin de ses paupières, je proposai à madame Cage un jus de fruit ou un café. Mais elle se contenta d’un verre d’eau, qu’elle but d’un trait.
« Attention, fragile, pensai-je. Il y a trop de larmes à l’intérieur, ça peut débouler à tout moment. »
À ce stade, je ne pouvais que compatir. Il n’y a rien de plus cruel, en effet, qu’une disparition. Doit-on s’accrocher à un vague espoir ? S’installer dans le grand découragement de l’attente ? Ou tirer une croix sur le passé ?
— Quel âge a votre mari ?
— Cinquante-huit ans.
— Et vous ?
— Vingt-huit, mais je ne vois pas le rapport.
Je lui répondis qu’on ne se conduisait pas à presque soixante ans comme à vingt-cinq. Mais qu’en effet, je ne voyais pas pourquoi les enquêteurs auraient privilégié une disparition volontaire.
— C’est sans doute à cause de son caractère, suggéra-t-elle. Pour eux, un rockeur est forcément quelqu’un de fantasque, imprévisible, voire suicidaire. Je crois que le petit lieutenant qui mène les investigations a lu des choses sur Franck, qu’il s’est fait tout un cinéma.
Quand elle me révéla que la police s’était contentée d’ouvrir une procédure de recherche dans l’intérêt des familles, je compris pourquoi on lui avait conseillé de voir un avocat : le seul moyen d’obtenir une enquête digne de ce nom, c’était de porter plainte contre X pour enlèvement et séquestration. Ne serait-ce que pour fermer cette piste. Mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? « Je m’en veux terriblement de ne pas l’avoir fait plus tôt, dit madame Cage en réponse à ma question muette. Mais vous savez comment c’est. Je refusais d’envisager sa mort, je me disais qu’il allait finir par réapparaître. »
Ce n’était pas tout à fait le genre de dossier dont je rêvais. Mais il était sans doute écrit que cette petite dame en détresse s’adresserait à moi, sur les conseils d’un ami de son père. Qui sait ce qu’on avait pu lui raconter à mon sujet ? Que je collectionnais les succès ? Que j’avais de l’entregent ?
Toutefois, quand je lui demandai si elle voulait que je me charge de l’affaire, madame Cage me fixa d’un regard plein de sentiments complexes.
— Pour être franche, je ne me sens pas très bien, finit-elle par dire. Pourrais-je vous donner une réponse définitive plus tard, dans la semaine ?
Avec mes cheveux bruns tombant presque jusqu’aux épaules et ma tête de voyou beau gosse, il m’arrivait d’effaroucher des clients. Mais je ne m’attendais pas à sa réaction.
Dans le doute, je lui dis parfaitement comprendre qu’elle se donne le temps de la réflexion et je lui tendis ma carte de visite, où figurait mon numéro de portable. Puis je poussai la prévenance à la raccompagner jusqu’au palier.
« Reposez-vous et essayez de chasser ces idées noires », lancai-je tandis que l’ascenseur montait avec des halètements de phoque. Jusque-là, je n’avais été sensible qu’à sa blondeur et à son regard. Mais lorsque madame Cage s’avança vers la cabine d’une démarche fluide, presque animale, la vision de ses fesses me chamboula.