Albert Simonin
Le Grisbi
Max, dit le Menteur, vétéran des truands parisiens, s’apprête à se ranger. Le milieu, il en a fait le tour, en a tiré le meilleur parti et ne le regrettera pas. D’autant que ce monde est en train de changer : les vendeurs de came gagnent du terrain, les truands s’internationalisent, le code d’honneur n’a pas l’air de préoccuper la jeunesse. Seulement quitter les « affaires », ça ne se fait pas en un clin d’œil. Il y a les vieux amis qui vous demandent un dernier service, la relève à organiser, l’avenir à assurer... Réunis en un seul volume, les romans de la trilogie de Max le menteur sont un monument de la culture française populaire, immortalisés par des films de légende (Touchez pas au grisbi, Le cave se rebiffe et Les Tontons flingueurs). Plongeon dans un Paris qui n’est plus et où résonne la gouaille des truands, l’œuvre de Simonin sublime le monde des voyous et lui a ouvert les portes de la littérature française.
- Albert Simonin naît en 1905 à Paris. En 1953, premier auteur français à intégrer la fameuse Série noire, il remporte un énorme succès avec Touchez pas au grisbi. Il va populariser le roman noir français grâce à un style qui le démarque des américains de la Série noire. Il meurt à Paris en 1980.
Regroupé dans un volume unique, l’ensemble de la trilogie « Max le menteur » est proposé dans une édition préfacée par François Guérif et agrémentée d’une interview de l’auteur par ce dernier.
- Revue de pressePlus que de l’argot, c’est la poésie bien glauque d’un Paris disparu. Il faut lire cette triollogie en noir et blanc, en marchant, le col de l’imperméable relevé.On se délectera de ces trois romans impéccables !Il est bon, parfois, de retourner aux sources.Qu’on se le dise, c’est du nanan sur Seine. Du grisbi en barre. Dans la droite ligne de Villon, Rabelais, Jehan Rictus, Forton, Trignol et Queneau.
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Celui qui dans les boîtes de nuit,
De truffes et de poulet se gave,
Ça c’est un cave !
Mais c’lui qui sur le coup de minuit
Va manger un bout d’petit salé,
Place Pigalle, à la charcuterie,
Ça, c’est un affranchi !
Paul Braval, Les Caves et les affranchis
Pensant avoir mal compris, tout le monde s’était tu. On n’entendit plus soudain que le bruit mou de la houpette avec laquelle Josy, la môme de Riton, se tamponnait le visage. Machinalement, la mère Bouche avait mis en veilleuse la rampe du percolateur qui sifflait un peu. — Ton Riton, je m’en vais le fourrer, répéta le petit Frédo en se levant. Devant le zinc, personne mouftait. Chacun pouvait en penser ce qu’il voulait, de cette provocation. À moi, ça rappelait la lecture du verdict au procès de Paulo-le-Pâle, l’instant où le président avait annoncé que Paulo y allait du cigare. Pour le petit Frédo, c’était du kif, sauf qu’il venait lui-même de prononcer sa condamnation. En supposant même qu’il rencontre pas Riton, ou bien qu’il mesure à temps la connerie de son attitude, rien que pour avoir lâché ce vanne, il lui restait vingt-quatre heures à vivre, au mieux. C’était le coup sûr, catalogué !
Quand la porte eut claqué sur lui, le silence persista. Au zinc, Larpin et Maffeux, les deux bourres, restaient muets eux aussi. Depuis une demi-heure qu’ils s’accrochaient au comptoir, les condés, on pouvait se demander pour qui ils étaient là. Peut-être n’étaient-ils entrés qu’en sondeurs, au flanc.Maintenant, ils semblaient plus décidés à les mettre ! La salade du petit Frédo, c’était une vraie providence pour eux ; dès qu’on allait le trouver buté, Riton descendrait au bing, d’autor. Surtout que des piqueurs, de nos jours, on en rencontre plus des bottes. La rapière, c’était son point fort, au Riton. Il restait fidèle au genre de sa jeunesse, à l’école de Montreuil, des lafs. La fantasia rue Fontaine, les pétarades spectaculaires, le Far-West square Vintimille, ça le faisait un brin marrer. La saccagne en main, y avait pas plus dangereux ; personne l’ignorait. Peu à peu, forcément, on s’est remis à jacter, en sourdine. Léo-le-Flamand, Feufeu, et Pierrot-Belle-Jambe ont repris leur rami. Moi, je tournais un peu le dos aux rapers et j’essayais de rambiner Josy qui voulait à toute force téléphoner à son Jules. Lola, sa pote, elle était d’avis qu’elle le fasse. Pour morfler une bonne inculpation de complicité, je voyais rien de plus garanti, à mon sens. Puisque de toute manière le petit Frédo était repassé à l’avance, ça valait réellement pas la peine de se mouiller ! Pendant plus de trois quarts d’heure, on est tous restés là, à feinter. C’est Larpin, un des poulets, qui a téléphoné le premier, sans quitter la salle des yeux. Il avait rejeté son bada en arrière, comme dans les films. On l’a vu faire une petite grimace, parler plus vite, plus vite encore, attendre, puis raccrocher. En sortant de la cabine, il nous a tous frimés, le regard un peu flou, et a annoncé doucement :
— Le petit Frédo… On vient de le trouver, rue Froidevaux, le long du cimetière Montparnasse… Il était mort !
Dès les poulets décarrés, tout le monde a mis les adjas. Josy et Lola restaient sur la banquette, déponnées à zéro devant leur double Martel. J’ai demandé à Josy :— Tu penses pas que Riton va maintenant rabattre dans le secteur pour vous emmener en java ? Vaudrait certainement mieux vous casser aussi. Elles l’ont admis. J’ai casqué leurs additions, comme un gentleman. Sous le comptoir, j’ai récupéré mon calibre, là où la mère Bouche me l’avait planqué, puis on a ripé.
Dehors, un petit vent frisquet balayait la nuit claire, pleine d’étoiles. Ça rafraîchissait les idées. Josy à ma droite, toute gironde dans son manteau de skungs, Lola en opossum, à ma gauche, devaient me donner l’air d’un micheton prêt au régal. Un moment, je suis resté en arrière pour allumer une pipe. C’était féerique ces deux frangines, leurs gambilles longues gainées quinze deniers, jouant dans la clarté de la lune. Pas besoin d’imagination pour se mettre en train. Le pétoulet centrifuge vous amenait tout seul à température ! Dans la rue de Vanves, personne ne nous filait le train. On a dû marcher jusqu’à l’avenue du Maine pour trouver un bahut convenable, une traction noire, toute neuve. Le chauffeur, avec sa tronche de gentil voyou pour petite commerçante, ne s’est pas gouré sur noszigues. Comme Josy lui donnait l’adresse du « Mystific », la taule où elles se défendaient toutes les deux, il a précisé lui-même :— Entrée des artistes ! Pour la douce chaleur des cuisses, le modelé des hanches, les effluves inspirants, durant le parcours, je me suis trouvé gâté, entre ces deux mômes. Hélas ! le moment se prêtait peu à l’aveu de mes émois aux bergères ; elles n’avaient qu’une idée dans le trognon : rejoindre le Mystific, où Riton avait peut-être laissé une commission. J’ai pas de grosses qualités, mais pour le pif, je ne suis pas mal partagé ; ça m’a bien souvent servi. Heureusement inspiré, j’ai fait stopper la berline à cinquante mètres du Mystific ; déjà deux condés étaient en planque, à dix mètres de la lourde, l’encadrement réglo ! Il rôdait, sûr, assez de truands dans cette cabane pour justifier leur présence, mais il était plus probable que Larpin nous avait déjà chaudement recommandés à ses petits potes du quart de la rue La Bruyère.
— Poupées, vous les avez dans les reins, j’ai annoncé aux frangines… Je pense qu’on viendra sans doute vous faire un brin de conversation, s’enquérir de vos impressions… Pas d’impairs ! Vous êtes montées jusqu’ici en charrette, toutes seules, uniquement pour ne pas louper votre entrée… Si j’ai des nouvelles du Riton, j’essaye d’avoir Lola au téléphone… Maintenant descendez en tapinois et jactez quelques secondes dans l’ombre avant de vous faire repérer : le temps que la bagnole se dégage et
démarre. Mon petit voyou de chauffeur, c’était peut-être un demi-sel, mais pardon ! pour driver, un peu du bâtiment ! À peine les mômes à terre, il a arraché sa tire du pavé comme un express. En moins de deux on s’est trouvés boulevard Rochechouart et à fond, le cap vers Barbès et la Bastille. Josy et Lola, en fait de message parfumé, elles trichaient pas. La voiture embaumait la chagatte de grand luxe, façon archiduchesse. Pour l’évocation, c’était magique, mais devenait gênant, car l’heure n’était pas à la folle gamberge !— On nous filoche, venait de m’affranchir le chauffeur.
— Qu’est-ce que c’est comme voiture, j’ai demandé, tu peux la lâcher ?
— Une traction, la 15. À cette heure-ci, ça me semble coton de leur faire la malle. Le môme avait raison ; derrière nous, ça s’accrochait nettement, à cent cinquante mètres. J’ai décidé :
— Fonce toujours. On va essayer de les écœurer. Si tu les sèmes, j’ai ajouté, t’auras gagné ta semaine, parole d’homme ! On dégringolait la rue de Dunkerque à tout berzingue quand le chauffeur, pas cave, m’a fait remarquer :
— Je ne vois pas d’antenne sur la voiture, ça ne doit pas être la maison bourremann. Là alors, j’ai mieux gaffé. C’était juste. En détaillant, j’ai reconnu la traction d’Angelo. Il était au volant, avec près de lui Fifi-leDingue, un forcené de la mousqueterie qui ne travaillait qu’au Colt « frontière ». Au fond, je devinais deux tronches, pas identifiables à cette distance. Y avait de la fumée dans l’air, sûr ! Avant peu ça allait tourner au rodéo.
Faut pas croire que ça me faisait sourire, ce tournoi qui se préparait. Avec une escouade de cinglés comme l’équipe du petit Frédo, on pouvait s’attendre au pire. À du tir en rafale, à tout va, histoire simplement de faire monter leur cote, d’éblouir les petits barbiquets de leur coin en annonçant d’un air froid :— Hier soir, on a repassé Max-le-Menteur. Y a longtemps que j’ai compris la malfaisance de la publicité. J’étais pas bon. Surtout vu le rôle qu’ils me réservaient dans leur scénario ! Je commençais à les prendre en horreur, ces rouleurs de mécanique, avec leur prétention à la grande vedette… J’allais un peu les gâter sur ce point. J’allais les guérir, moi, de jouer les ennemis publics. Place de la Bastille, une file de camions qui rampaient vers les Halles, les a coupés net. Ça a été ma chance. Mon petit driver en a profité pour prendre cinq cents mètres. Je lui ai filé dix raides à l’arrivée, et j’ai pas moisi dans l’escalier. Ma taule, c’est un peu bourgeoisement habité. Pas du tout le château fort pour truands. Pour vous dire, mon joli quatre pièces tout confort, il me revenait à quatre briques et demie, ciglées cash l’année précédente. Je pouvais prétendre pas tenir aux visites compromettantes. Depuis que j’avais, et pour la première fois de ma vie, l’estime de mon concierge, je ne voulais pas de potin chez moi. On a sa fierté, quoi ! J’y pensais, justement, lorsque les petits malveillants se sont amenés. Par la cage de l’ascenseur, la voix de Fifi montait jusqu’à moi :
— C’est au quatrième, qu’il affirmait, je suis déjà venu. C’était vrai. Mais ils ne sont pas arrivés jusque-là. Je les ai stoppés pile dans leur boîte, entre le troisième et le quatrième. Il y a eu un petit silence quand la mécanique s’est arrêtée, puis Fifi a demandé :
— Qu’est-ce qui se passe ? J’avais eu la main heureuse. La cabine se trouvait bloquée de façon idéale pour la conversation. Du troisième, dont j’avais ouvert la porte, je voyais leurs jambes, jusqu’aux genoux. Vers le quatrième devait subsister entre le sommet de la cabine et le palier, juste de quoi passer la tête. Je leur ai parlé doucement :
— Y se passe que vous êtes à ma pogne ! Ma voix, venant d’en dessous, les a légèrement surpris. Comme Fifi pliait un peu les genoux pour se pencher, je lui ai conseillé de se tenir droit :
— Et calme, j’ai ajouté, parce que parole d’homme, le premier qui se baisse, je le flingue !… Ici, c’est une maison convenable, honorablement habitée ; rien qu’à l’annuaire, vous pouvez déjà repérer un toubib, un avocat et une artiste lyrique, en plus de mézigue… et personne comprendra jamais ce que vous pouviez venir y faire à cette heure-ci, enfouraillés à zéro comme des méchants.
— On voulait seulement te dire un mot, Max, au sujet de Riton, te demander son adresse… Il manquait pas de souffle, le Fifi. J’ai dit :
— Vous vouliez uniquement me refiler quelques valdas dans le tronc, comme les pédales que vous êtes… Mais, puisque vous êtes venus pour faire un chouïa d’arquebusade, je vais pas vous décevoir… Je vais vous donner l’occasion de vous employer à fond… Faites-moi confiance ! Ils n’en cassaient plus une. En trombe, sur la pointe des pieds, j’ai remonté un étage. Au passage, j’ai filé un coup de châsse éclair dans la cabine. Avec Fifi, y avait Kabeb, un tueur au rabais, un vrai dégueulasse, et le petit Jo-de-Pantin, tous trois le flingue à la main. Ils me guettaient en bas, pour me farcir, les sournois ! Je devais faire très vite. J’ai soigneusement verrouillé la porte derrière moi, mis la barre, la chaîne. Dans la penderie de ma chambre, ma bonne valise était prête, comme toujours, avec les trois costards, les six limaces, et le toutim ; le petit nécessaire de l’homme en cavale, et puis, en dessous, deux bonnes briques en talbins de dix mille, tout neufs, que j’avais le jour même été retirer de mon coffre. La porte de la cuisine, qui donnait sur l’escalier de service, je l’ai calée avec la valoche. J’ai foncé sur le téléphone, au salon et appelé le 17, en lâchant le paquet, à l’émotion :
— Allô ! Police-secours, j’ai dit… Vite, y a des hommes armés dans l’ascenseur du 23 de la rue Guy-Tanec… Vite, envoyez du monde, ça a l’air de vrais gangsters ! Puis je me suis laissé glisser par l’escalier de service jusqu’au sous-sol où, dans le garage, m’attendait ma jolie Vedette. Depuis un mois que je me l’étais offerte, je ne l’avais pas beaucoup baladée ; juste trois ou quatre week-ends en province, afin de l’avoir bien en main. Mais, pas fou, je ne m’étais pas risqué jusqu’à l’exhiber devant les portes des tapis, ni dans les quartiers où elle aurait pu inspirer à mes amis du quai des Orfèvres des mauvaises pensées sur mon activité. Je venais tout juste de refermer le coffre à bagages sur ma valise lorsque la comédie a commencé. Je n’avais plus le temps de me tirer. Par les soupiraux du garage, les bruits de la rue m’arrivaient très fidèlement. Ça a d’abord été le crissement des pneus du car de la maison Poulmann, dans le virage. Puis, aussitôt, le démarrage un peu sérieux d’Angelo qui faisait le serre et qui venait de comprendre. Et encore le piétinement des poulets qui montaient à l’assaut. Enfin, à peine vingt secondes plus tard, le premier coup de flingue. Au son, j’ai reconnu le colt de Fifi-le-Dingue. Il avait pas volé son blase, ce cave ! En moins de rien, ça a été la pleine sarabande. On distinguait nettement les rafales des Saint-Étienne. Les flics devaient leur en passer des pleins chargeurs à travers la cabine, leur découper le plancher sous les pieds. Très vite, les trois méchants, ils ont cessé de donner la réplique. L’escalier de service était encore libre ; c’était le moment de remonter chez moi en vitesse, de passer une robe de chambre et, le cheveu un peu batailleur, de montrer ma frime à ces messieurs. Juste, on sonnait à ma lourde. J’ai demandé :
— Qui est là ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Police ! N’ayez pas peur, m’a répondu le gars.!
— C’est vrai, vous pouvez ouvrir, monsieur, m’a encore certifié le concierge. Là, j’ai débouclé les verrous. Sur le palier qui empestait la poudre et les gravats, les bastos avaient ricoché au petit bonheur.— Personne n’a essayé de forcer votre porte ? m’a demandé un flic. J’ai dit non et je me suis avancé, pour me rendre compte.
— Regardez pas, c’est pas joli, m’a prévenu encore le poulet. Ils pissaient le raisiné, mes trois croquemitaines, et on entendait plus leurs grandes gueules lancer des défis. Dans le coma qu’ils étaient, et pas prêts à balancer mon nom à l’interrogatoire.
— Ils venaient sûrement faire un mauvais coup, m’a expliqué le pipelet, mais, dame ! ici, c’est une maison bien surveillée ; la preuve !