Gwenaël Bulteau, La République des faibles
Roman policier
368 pages
a paru le 4 février 2021
ISBN 978-2-3588-7719-0
Gwenaël Bulteau

La République des faibles

Roman policier
368 pages a paru le 4 février 2021 ISBN 978-2-3588-7719-0
Roman policier
368 pages a paru le 4 février 2021 ISBN 978-2-3588-7719-0

PRIX LANDERNEAU POLAR - SANG D'ENCRE

Le 1er janvier 1898, un chiffonnier découvre le corps d’un enfant sur les pentes de la Croix-Rousse. Très vite, on identifie un gamin des quartiers populaires que ses parents recherchaient depuis plusieurs semaines en vain. Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l’enquête dans ce Lyon soumis à de fortes tensions à la veille des élections. S’élèvent les voix d’un nationalisme déchaîné, d’un antisémitisme exacerbé par l’affaire Dreyfus et d’un socialisme naissant. Dans le bruissement confus de cette fin de siècle, il faudra à la police pénétrer dans l’intimité de ces ouvriers et petits commerçants, entendre la voix de leurs femmes et de leurs enfants pour révéler les failles de cette République qui clame pourtant qu’elle est là pour défendre les faibles.

Avec ce premier polar historique, Gwenaël Bulteau, d’une plume aussi poétique que vibrante, nous fait entendre la clameur d’un monde où la justice peine à imposer ses règles, au détour d’une enquête qui fera tomber les masques un à un.

  • Né en 1973, Gwenaël Bulteau est professeur des écoles. En 2017, il est notamment lauréat du prix de la nouvelle du festival Quais du Polar, pour un texte publié par la suite aux éditions 10-21. Après La République des faibles et Le Grand Soir, Malheur aux vaincus est son troisième roman.
    • Gwenaël Bulteau, Malheur aux vaincus
    • Gwenaël Bulteau, Le Grand Soir
  • La République des faibles est le lauréat des Prix Landerneau Polar 2021, Sang d’Encre, du Prix des écrivains de Vendée et du Prix du livre au château de Marmanhac.

  • Revue de presse
    La langue est d’une beauté sombre, proche de Zola ou de Balzac.
    On y distingue la misère crue des familles prolétaires, sombres tableaux qui évoquent Dickens et Zola. On y mesure, près de trente ans après, la profonde blessure patriotique de la défaite de 1870 et son cortège de désastres toujours présents, et aussi la force de l’anarchisme politique.
    Plein de rebondissements, ce polar historique dessine habilement une France où la République politique est oublieuse de la question sociale. La Belle Époque ne l’était pas pour tous.
    Ce polar historique restitue parfaitement l’atmosphère d’une France déjà coupée en deux , avec ses policiers plus prompts à réprimer les mouvements sociaux et à favoriser les tenants d’un régime aux allures de dictature que de chercher qui peut assassiner des gosses miséreux.
    Une enquête passionnante, des personnages féminins formidables, une écriture qui rappelle Zola, Dickens : un premier roman époustouflant. 
    Un récit noir sur fond historique, ficelé autour d’une intrigue complexe, pleine de rebondissements. Le tout servi par un style dense et souvent poétique.
    Un premier roman déjà récompensé par le Prix Landerneau Polar ! 
    Une fresque sociale saisissante.
    Une intrigue digne d’un grand polar menée avec brio. Du grand art !
    Festivals aux quatre coins de la France, édition pour public malvoyant... GwenaPel Bulteau et La République des faibles tracent leur route.
    On entend l’Histoire, celle qui devrait nous rappeler à l’ordre aujourd’hui, et qui hurle de douleur face à ce qu’on fait subir aux faibles. Retrouvez ici l’intégralité de cette chronique.
    Stieg Larsson rôde au moins autant que les historiens de la IIIe République dans ce morceau de littérature ouvriériste.
  • ATTENTION ATTENTION ! NOUVEAU COUP DE CŒUR POUR CE PREMIER POLICIER HISTORIQUE !
    Alors que la France se retrouve divisée sur l’affaire Dreyfus, à Lyon la mort d’un enfant met la police sur les dents... Entre pauvreté, rivalité de quartier, guerre de pouvoir et omniprésence de la ligue, chaque geste, chaque réflexion, deviennent dangereux. La mort de cet enfant sera-t-elle élucidée ou la paix sociale aura-t-elle le dernier mot? ...
    Un polar historique excellent ! Grâce à une enquête de haute volée l’auteur traverse en coupe la IIIeRépublique et ses troubles. C’est brillant !
    Le principal intérêt du roman réside dans le portrait choral de la brigade de police chargée de l’enquête. Un vrai coup de coeur.
    Polar historique dont l’action se déroule en 1898 (Affaire Dreyfus). Bien écrit, belle maîtrise de l’histoire et du policier romancé. 
    Des sujets toujours d’actualité. 
    Du très bon polar historique et social ! Lyon, fin 19e siècle, l’affaire Dreyfus et une misère sociale en toile de fond. Un enfant est retrouvé mort. Des ambitions politiques exacerbent les tensions et les pressions. C’est haletant, sombre et terriblement addictif.
    Un polar historique du tonnerre où l’on se retrouve à Lyon en pleins remouds de l’affaire Dreyfus à enquêter sur des meurtres d’enfant. Excellent premier roman, on ne le lâche pas !
    Bulteau peuple son roman de multiples personnages secondaires issus de la petite bourgeoisie et du monde ouvrier et s’attache tout particulièrement aux enfants soumis à une violence sociale et familiale terrible. La plume de l’auteur est sûre et élégante, la langue sans anachronisme et les dialogues succulents. Un coup d’essai et un coup de maître !
    Excellent polar historique lyonnais. La Croix-Rousse, 1898, crimes crapuleux, époque sombre, discours politiques haineux et antisémites... Tous les ingrédients d’une bonne enquête sont réunis : FONCEZ ! 
    Un très bon polar historique qui se déroule à la fin du XIXe siècle à Lyon - Croix Rousse, sur fond d’affaire Dreyfus, de montée de l’antisémitisme et de misère glauque des "faibles" que la République ne sait protéger. Des personnages complexes, tout en nuances de gris, une intrigue solide, un très bon roman social !
    Tout chez Gwenaël Bulteau est histoire d’atmosphère plus encore que de mystère. Son roman est servi par un style à la fois rythmé et poétique. Un roman plus encore qu’un policier. Un livre qu’on voudrait lire d’une traite. Pour un coup d’essai monsieur Bulteau, c’est un coup de maître !
  • téléchargez l’extrait

    Pierre Demange se réveilla dans son lit bien avant l’aube de ce premier jour de l’an 1898. Comme chaque nuit, il avait rêvé de montagnes de vieux journaux, d’affiches de campagnes électorales et de tracts syndicaux, de tous les papiers, en fin de compte, que l’on jetait au rebut. Les nouvelles se périmaient en un rien de temps et c’était une bonne chose, car on fabriquait la pâte à partir des imprimés de la veille dont il remplissait sa charrette de chiffonnier pour la revente.

    En se mettant à sonner, les cloches de Fourvière lui rappelèrent le passage inexorable du temps. Le carillon enfonçait les clous un peu plus loin dans son cercueil. Dans ses jeunes années, il avait creusé des tombes, un peu partout, en plein champ lors de la guerre, ou dans des cimetières en place de concessions expirées. Les morts prenaient la place des morts. Les occupants précédents avaient disparu. Il ne restait ni cercueil, ni ossement, rien à part de la poussière et l’idée de retourner à la poussière le fit frissonner. Il avait beau être croyant, l’espoir de résurrection s’amenuisait avec l’âge. Il flairait la supercherie et cette idée d’anéantissement était pénible.

    Les enfants et le chien dormaient au pied du lit, enroulés dans une couverture. Sa femme tournée sur le côté lui opposait son dos massif et hostile qu’il n’osait plus escalader. Madame refusait qu’il la touche. Ça le prenait, parfois, d’engueuler toute la smala avant de partir au boulot mais, prompte à répliquer, elle prenait le premier objet qui lui tombait sous la main et le lui balançait au visage. Les enfants ricanaient dans leur demi-sommeil et ce n’était rien en comparaison du chien qui, arraché à ses rêves, lui adressait des regards pleins de reproches. La bestiole ne perdait rien pour attendre. Il réglerait ses comptes avec elle, en temps et en heure.

    Seulement, en cette nuit de l’an nouveau, ni sa femme, ni ses gosses, ni le chien ne se réveillèrent. Ce n’est pas qu’ils avaient fait de belles ripailles car les festivités ne faisaient plus partie depuis longtemps des habitudes de la maison, mais ils ronflaient tous du sommeil profond de l’innocence. Il avala un bol de soupe en regardant, affichées au mur, les images des grands hommes qui avaient toujours été une source d’inspiration pour lui. Il lui fallait des idoles, fussent-elles républicaines. Il imagina son portrait fixé au mur en cette bonne compagnie quand soudain sa femme ouvrit un œil morne et terrible qu’elle posa sur lui comme une accusation : pourquoi n’était-il pas déjà parti gagner sa croûte ?

    Dehors, sous un temps glacial, il cracha dans ses mains et saisit les bras de sa charrette. Il était tout, homme et bête de somme à la fois, et l’attelage s’enfonça dans cette nuit de goudron. L’éclairage public n’avait pas encore conquis les quais de la Saône. Autant le cours d’Herbouville et la Grande-Rue fleurissaient de réverbères depuis un demi-siècle, autant certains quartiers restaient dans la pénombre, quoi que fissent les habitants. Le sort, ou les édiles, les maintenaient loin de la lumière. Au fond, peut-être ne la méritaient-ils pas.

    Malgré les ténèbres, les rues connaissaient une affluence de passants fêtant la nouvelle année. Certains lui lançaient des quolibets parce qu’il était le seul con à travailler cette nuit-là. Mais il n’avait pas le choix. Le repos du dimanche et les jours chômés étaient une fantaisie qui ne le concernait pas. Les débouchés se raréfiaient. Les presses utilisaient de plus en plus la cellulose de bois. Seul Le Salut public lui achetait encore sa marchandise et de la part d’une entreprise de presse, on pouvait être sûr que ce n’était pas par charité. Alors il ramassait, il piquait les papiers ou les chiffons, il entassait les journaux de la veille et il décollait les réclames pour en remplir ses gros sacs de toile.

    À ses yeux, la décharge de la Croix-Rousse constituait un véritable filon qu’il n’était pas le seul à exploiter car parfois, lorsqu’il grattait dans la pourriture, il dérangeait les rats qui s’écartaient de mauvaise grâce, contrariés par cet homme empiétant sur leur territoire. À d’autres moments, dressées sur leur arrière-train, les braves bêtes lui faisaient une haie d’honneur comme pour rendre hommage à l’un des leurs au milieu des ordures. Il fallait bien que tout le monde vive.

    Dans le halo terne de sa lampe, il faisait sa moisson à l’aide de son crochet quand soudain il entendit un bruissement et, du coin de l’œil, surprit un mouvement de fuite. Il plissa les yeux. Non, ce n’était pas un rat, plutôt une espèce de cabot à la recherche d’une ordure comestible. Il siffla mais la bête, ne lui prêtant aucune attention, disparut dans l’obscurité. Un peu plus loin, une cavalcade résonna dans son dos. Il se retourna. Personne. On n’y voyait rien dans cette nuit poisseuse. Il frissonna, encore, assailli par des souvenirs de cadavres s’étendant à perte de vue. Aussitôt, il imagina ses propres funérailles. Son petit garçon ferait le salut militaire devant sa tombe. Un encart dans les journaux lui rendrait un hommage républicain. Et puis il tomberait dans l’oubli.

    Perdu dans ses pensées morbides, il continua sa récolte et tomba sur une vieille couverture. C’était rare, ce genre de trouvaille. En général, les gens les usaient jusqu’à ce qu’elles tombent en lambeaux. D’un geste aguerri, il la piqua pour la ramener vers lui, dévoilant en dessous une forme difficile à distinguer. Une impression bizarre le saisit. Il approcha la lampe et faillit tourner de l’œil à la vue du corps mutilé. Un jet de soupe remonta dans sa gorge et lui échappa. Alors il décampa en appelant au secours, sans même se rendre compte que, pour la première fois de sa vie, il abandonnait sa charrette.

    Le commissaire Jules Soubielle observa les trois officiers en face de lui. Le premier, Fernand Grimbert, revenait des lieux du crime. Encore plus blafard qu’au petit matin, il se tassait sur sa chaise, les yeux vitreux de fatigue. Des agents étaient allés chercher les deux autres chez eux en leur montrant le document de réquisition immédiate. Ils s’étaient alors tous retrouvés au commissariat, réunis dans la même salle alors qu’ils appartenaient à des services différents et en faisant une sale gueule à l’idée que leur premier de l’an passait à l’as.

    - Un chiffonnier a trouvé un cadavre d’enfant dans la décharge de la Croix-Rousse, commença Soubielle. L’information est remontée au commissariat alors que le lieutenant Grimbert prenait son service.

    Gabriel Silent et Aurélien Caron tournèrent la tête pour regarder leur collègue. Une odeur tenace de pourriture émanait de ses vêtements. Il avait passé la matinée à patauger dans les ordures où ses bottes s’enfonçaient avec un bruit de succion. Le commissaire, arrivé sur les lieux peu après, avait jeté un œil à la civière tenue par les ambulanciers. Une couverture dégueulasse tombait bizarrement à l’endroit supposé de la tête. En la relevant, il avait dégagé un corps en robe de fillette, au cou scié à la base, grouillant de vers. Les bras et les jambes présentaient des marbrures et le ventre gonflé démesurément semblait sur le point d’éclater.

    - Vous connaissez comme moi le fonctionnement de notre administration. Les priorités sont claires : l’ordre social, la tranquillité publique, la sécurité des commerces. On ne fait pas grand cas de la mort d’un enfant. Deux ou trois jours d’investigation et on passe à autre chose ! Or, la rapidité et la coordination des forces de police sont souvent les facteurs essentiels de la résolution d’un crime. C’est pour cette raison que je vous ai réunis ici.

    Les trois flics acquiescèrent. Lors de son arrivée à la Croix-Rousse, le commissaire Soubielle n’avait pas fait mystère de sa volonté de rénover les procédures de l’enquête policière. La création de brigades judiciaires réunissant des hommes de divers horizons faisait partie de ses projets. C’était une chance à saisir. Aucun des officiers présents dans la salle n’avait envie de patrouiller dans la rue pour s’enquérir de la santé des commerçants.

    - D’après le rapport préliminaire, la victime est un garçon âgé de neuf ou dix ans, dont les vertèbres cervicales ont été sciées à l’aide d’un outil tranchant. Plusieurs entailles visibles à la base du cou indiquent des gestes maladroits, ou au moins hésitants, de la part de l’auteur des faits. Le décès remonterait à cinq jours, peut-être une semaine, mais la présence du corps dans la décharge date de cette nuit même. Où était le cadavre pendant ce temps-là ? Pourquoi autant de temps avant de s’en débarrasser ? Même si le froid hivernal retarde le processus de décomposition, cela laisse songeur.

    Grimbert jeta un regard par la fenêtre. Les deux autres officiers écoutaient, bras croisés.

    - Cet enfant porte des traces d’atteinte à la pudeur, continua Soubielle. Vous savez que l’affaire Joseph Vacher défraie toujours la chronique. Ce vagabond non seulement mutilait et tuait ses victimes, mais se livrait aussi à de multiples actes contre-nature sur leurs cadavres. Pourtant, peu de rapports relatent des examens, disons, complets, parce que la pudeur pousse certains collègues à taire des actes odieux. Pour ma part, je serai clair. De son vivant, ce garçon a subi des sévices sexuels répétés. Par ailleurs, il portait une robe de petite fille. Son tortionnaire aurait peut-être préféré qu’il en soit une.

    - Un autre Vacher dans la région ? demanda Caron, un spécialiste des affaires criminelles, apprécié par ses collègues parce qu’il n’hésitait pas à en découdre. Comme il était grand et large d’épaules, son gabarit était un atout en cas de problème.

    - Difficile à dire et on ne va pas attendre que le crime se répète pour en avoir la certitude. Mais reprenons. Notre témoin quitte son domicile à quatre heures trente. Sur le chemin, il croise plusieurs groupes de fêtards, pour certains très agités. Le brigadier-chef Millard, qui occupait le poste d’officier de permanence cette nuit-là, m’a donné le rapport d’activités. Les agents en patrouille ont arrêté une trentaine d’individus, la plupart pour tapage nocturne. C’est la norme pour une nuit de premier de l’an. J’ai donné l’ordre de ne relâcher aucun d’entre eux avant interrogatoire puisque ce sont des témoins éventuels, voire des suspects. En passant, Millard m’a parlé d’une célébrité locale, accueillie dans nos murs pour des faits d’outrage et de rébellion, Désiré Blovski, de l’Internationale des travailleurs.

    - Je le connais, dit Grimbert. Il organise des réunions dans les quartiers ouvriers afin de rallier les prolétaires à sa cause.

    - Est-il dangereux ?

    - À ma connaissance, il ne s’en est jamais pris aux biens d’autrui. Vous savez ce qu’on dit : incorrigible mais inoffensif.

    Gabriel Silent gloussa. Avant de travailler pour la sûreté, il était passé par les mœurs et il avait gardé de cette période un goût pour les costumes de qualité. Il s’habillait toujours avec élégance. Politiquement, Il faisait partie du camp adverse. Son engagement politique en faveur des ligues antisémites était connu de tous et apprécié d’une grande majorité de flics. La rumeur prétendait même qu’il allait se présenter aux élections législatives en tant que suppléant sur la liste de Bergeron. On comptait sur son statut de policier pour ramener des voix.

    - Même s’il s’agit d’un révolutionnaire d’opérette, Blovski figure sur les fiches du préfet de police, précisa-t-il. On le surveille.

    Soubielle remarqua le regard sombre que ses deux collègues adressèrent à Silent. Visiblement, ils ne faisaient pas partie de ses admirateurs.

    - Le chiffonnier n’a croisé personne à proximité de la décharge à part - je cite - « des rats et un chien errant ». L’homme paraît sincère. Son empressement à venir témoigner au commissariat, ses réponses identiques au mot près parlent pour lui. Mais nous vérifierons chaque détail de sa déposition. Passons à la victime, maintenant. Au cours de l’année dernière, une quarantaine de garçons de moins de onze ans ont été portés disparus. Si on écarte les fugues temporaires et les décès accidentels, il nous reste une bonne douzaine d’affaires non élucidées. Les dossiers contiennent des descriptions détaillées de chaque enfant recherché dont vous prendrez tous connaissance. Le rapport du légiste nous permettra de recouper les informations. Si la victime est originaire de Lyon ou des environs, nous avons une chance de l’identifier. Question à l’agent de la Sûreté : cet enfant peut-il sortir d’une maison close ?

    - Il n’existe pas, à Lyon, de lieux spécialisés dans la pédérastie, répondit Silent. Des prostitués mâles, des dégénérés se livrant à des passes, oui. Mais rien de structuré. Pour ce genre de service, il faut monter à Paris. Certains établissements peuvent employer quelques hommes, à l’occasion, de manière inavouable, mais pas des mineurs de moins de quinze ans ; le bruit serait remonté à nos oreilles. Cela dit, il existe de moins en moins de maisons à l’ancienne. La prostitution se propage aujourd’hui sous de multiples formes : maisons de rendez-vous, cabarets, débits de boissons. Beaucoup de filles indépendantes racolent de leur fenêtre. Les contrôles se résument bien souvent au suivi des visites médicales. Les temps changent. Comme disait un ancien collègue, nous n’avons plus la main sur nos femmes. La prostitution nous échappe.

    - Je penche pour une autre hypothèse, intervint Caron. Depuis une vingtaine d’années, les atteintes à la pudeur sur jeunes mineurs tiennent une place à part dans notre travail. Le sujet est difficile car les parents portent rarement plainte pour un simple viol, de peur qu’une tache soit jetée sur la famille. Et lorsque la victime se trouve être un garçon, ce délit n’est pratiquement jamais rapporté, en cause la même volonté de préserver l’honneur familial. Malgré tout, nos dossiers contiennent l’identité d’individus hantés par l’idée d’accoster les enfants. Ce sont le plus souvent des hommes d’âge mûr, ayant fait l’objet soit d’une condamnation pour attentat à la pudeur sur des moins de treize ans, soit d’un signalement, parce qu’ils traînaient à la sortie des écoles, par exemple.

    - Je suis d’accord. Silent et Caron, vous passerez dans tous les commissariats de quartier pour consulter les dossiers. Je veux la liste des individus arrêtés ou condamnés pour des affaires de mœurs liées à des mineurs. Toi, Grimbert, tu en mets un coup sur l’enquête de moralité concernant le chiffonnier. Ensuite, tu retournes à la décharge pour terminer la supervision de la fouille. Assure-toi qu’on en retourne chaque pouce ! L’objectif est de retrouver la partie manquante du corps. Mais en absence de résultat d’ici ce soir, on arrête les frais et je placerai les agents en renfort pour l’enquête de voisinage.

    Le visage de Grimbert se figea. Son temps de service était fini. Il ne rêvait que d’une chose, tomber au fond de son lit, ça se voyait. Ou peut-être boire un verre. Changement de programme. Le lieutenant tenta de faire bonne figure mais son manque d’envie ne trompa personne.

    - Une question, tout de même, reprit Soubielle : quel sens donner à la décapitation du gosse ?

    - Un moyen de retarder son identification, proposa Silent.

    - C’est une réponse rationnelle, convint le commissaire, mais notre criminel l’est-il ? En tout cas, cette tête doit bien se trouver quelque part.

    - Le suspect s’en est débarrassé ailleurs, dit Caron. Ou alors il l’a enterrée.

    - Peut-être l’a-t-il gardée ? proposa Grimbert. Comme, je ne sais pas, moi, un trophée. Ce genre de conduite étrange arrive parfois chez les satyres.

    Les flics hochèrent la tête. Depuis Vacher, on pouvait s’attendre à tout.

    Le chiffonnier logeait le long de la Saône dans un baraquement fabriqué à partir d’un amas de tôles, de planches et de matériaux de récupération. Il avait l’âme d’un artiste. Un tas d’objets ornait sa façade : des pots de fleurs, des jouets en bois sculpté, de la ferraille piquetée de rouille. Grimbert ne savait pas trop comment définir le style. Mais en pavoisant sa cabane de chiffons tricolores dignes de l’hôtel de ville, l’homme affichait au-dessus du bric-à-brac un patriotisme républicain. Le flic tapa contre la tôle. Aussitôt, un gamin d’une dizaine d’années apparut, casquette vissée sur la tête.

    - Police, annonça Grimbert, je cherche Pierre Demange.

    Le petit se gratta le menton.

    - Mon père n’est pas là. Vous venez pour le cadavre de la décharge ?

    - Les nouvelles vont vite. Comment tu t’appelles ?

    - Louis, dit l’enfant après une hésitation.

    - On se découvre devant la police, mon petit monsieur.

    - Et puis quoi encore ? Certainement pas !

    L’air offusqué du gamin arracha un sourire à Grimbert.

    - Et ta mère, elle est là ?

    - Maman ! hurla-t-il en se retournant.

    Un chien pointa son museau sur le seuil de la maison et renifla les chaussures du visiteur. Le petit l’attrapa par le cou.

    - Allez, viens, Bis, laisse le monsieur. Maman ! Un flic, pour toi !

    Apparut alors une femme échevelée essuyant ses mains sur sa blouse. Grimbert voulut lui présenter la situation.

    - Je suis au courant, coupa-t-elle. Je ne sais pas quand il va rentrer.

    Le flic sourit.

    - Ce n’est pas grave. Au fond, c’est vous que je venais voir.

    La femme lui tourna le dos en soupirant. Considérant ce geste comme une invite, Grimbert lui emboîta le pas. Deux petits enfants serrés l’un contre l’autre jouaient avec une bobine sur une paillasse. Le logis grouillait d’emblèmes républicains, des fanions, des cocardes, des drapeaux tricolores mangés des mites. Sur un mur trônait un portrait d’Adolphe Thiers. Le premier président de la IIIe république, mort plus de vingt ans auparavant, affichait une détermination glaçante. À côté, un certificat militaire, sous verre. Le chiffonnier affichait fièrement ses bons états de service.

    La femme occupait un emploi à la filature où elle travaillait le plus souvent de nuit. Pour preuve, elle montra ses mains ravagées par les teintures.

    - Mes questions relèvent de la pure routine, dit Grimbert. À quelle heure votre époux a-t-il quitté la maison ce matin ?

    - Les cloches de Fourvière sonnaient. Quatre heures trente. Pierre se lève tous les matins à la même heure depuis dix ans. Dans son métier, il faut passer le premier.

    - Quel itinéraire emprunte-t-il ?

    - Il prend le boulevard de la Croix-Rousse et la Grande-Rue de Cuire jusqu’au fort de Calluire. Puis il dépose ce qu’il a trouvé au Salut public.

    - A-t-il des ennuis avec ses collègues ?

    - Vous connaissez les hommes. Tout va pour le mieux tant qu’ils ne parlent pas de politique.

    Le flic approuva en son for intérieur. Il y avait des idéologies irréconciliables. Silent, pour ne citer que lui, lançait ses réflexions à la cantonade, étalant ses idées partisanes pour qu’elles rampent dans les esprits. Et les flics hochaient la tête comme des santons.

    - Avez-vous remarqué un changement quelconque dans les habitudes de votre époux ?

    Elle secoua la tête, les yeux dans le vide.

    - Se conduit-il en bon père de famille ?

    - Je n’ai pas à me plaindre, répondit-elle d’un air morne.

    - Des écarts conjugaux ?

    Mal à l’aise, la femme le regarda d’un drôle d’air. Pourquoi ce flic la poussait-il dans ses retranchements ? Elle secoua la tête encore une fois.

    - Il touche à la boisson ?

    - Pas trop, Dieu merci.

    - Se rend-il près des écoles, a-t-il du goût pour les enfants ?

    La femme afficha un visage stupéfait.

    - Absolument pas. Les enfants ne l’ont jamais intéressé.

    Grimbert désigna les deux petits.

    - Que font-ils dans la journée ?

    - Ils jouent dans la rue avec leurs copains. Louis va à l’école. Le reste du temps, il travaille chez un rémouleur pour apprendre le métier.

    Rien ne sortait de l’ordinaire. Si on ajoutait à cela l’absence de notification au sommier et le certificat de démobilisation en bonne et due forme, aucune raison flagrante n’apparaissait de soupçonner le chiffonnier. Il ne restait plus à Grimbert qu’à poursuivre l’enquête de moralité. Rien de tel qu’un voisin pour apporter une touche discordante à un tableau idyllique. Dehors, le fils du chiffonnier jouait avec son chien.

    - Allez, Bis, fais le beau !

    Le cabot se dressa sur le train arrière et avança de quelques mètres avant de retomber à quatre pattes. Fier de lui, l’animal mendia une caresse.

    - Il s’appelle Bis ? Drôle de nom !

    - En réalité, c’est Bismarck. Mon père donne le même nom à tous ses chiens. Le mien, là, c’est au moins le troisième.

    - Pourquoi Bismarck ?

    - Papa l’a dressé pour faire des tours. On lui colle une casquette sur le crâne, une croix de fer autour du cou et hop ! le voilà prussien ! Les gens nous donnent la pièce. Regardez. Debout, Bismarck ! cria-t-il.

    Parfaitement discipliné, le chien se dressa sur ses pattes arrière.

    - Garde à vous !

    Le chien aboya sur ses pattes un peu tremblantes. Aux dernières nouvelles, Otto von Bismarck se déplaçait en fauteuil roulant. On disait même qu’il avait la gangrène. Quel âge pouvait avoir le vieux salaud ? Cent ans, au moins.

    - Bravo, Bis, bon chien.

    Grimbert applaudit de bon cœur et fouilla ses poches à la recherche d’un sou. Les yeux du gamin brillèrent. La piécette, aussi modeste fût-elle, offrait des perspectives.

    - Dis-moi, Louis, ça te dirait d’en gagner d’autres ?

    Le gamin hocha la tête.

    - Comment ?

    - Tu ouvres tes yeux et tes oreilles. Et si tu apprends quoi que ce soit à propos de l’enfant mort, tu viens m’en parler. Compris ?

    Le gamin hésita.

    - Je ne sais pas, dit-il en baissant les yeux.

    - Personne ne le saura, dit Grimbert. Et puis, je vais te donner une avance.

    Le flic sortit une pièce d’un franc de sa poche. Louis Demange ouvrit de grands yeux. Grimbert la lui fourra dans la main et le petit referma son poing dessus.

    - Les yeux et les oreilles, compris ?

    - À vos ordres, chef ! s’empressa de répondre le gamin, portant deux doigts à sa casquette.

    - Et n’oublie pas de te découvrir devant la police !

    Tout sourire, Grimbert regarda partir le môme. Si Lucienne apprenait combien il lui avait donné, elle serait furieuse ! Il se garderait bien de lui avouer. Soudain, il se mit à rire. Et puis quoi ? Peut-être qu’il lui dirait, en fin de compte ! Juste pour la faire braire !

    Au coin de la rue, le commissaire Soubielle observait les passants déambuler le nez dans leurs journaux. On ne mentait pas en disant que la presse et les Lyonnais vivaient une grande histoire d’amour car il voyait les gens se ruer sur les kiosques en partant au travail le matin.

    Arrivé depuis peu, le commissaire s’habituait doucement à la ville, sa presqu’île cernée par le fleuve et son affluent, son défilé incessant de barques et de péniches, ses taxis-chevaux en rangs d’oignons sur les rues pavées et, au cœur de la cité, ses jolies boutiques avec leurs tentures rayées de vert et de blanc. Il avait craint surtout que son épouse éprouvât le mal du pays mais à sa grande surprise, Marie-Thérèse s’acclimatait vite, enchantée à l’idée d’un nouveau départ.

    - Comment s’est passée ta première journée de l’année, commissaire ? demanda-t-elle en l’étreignant.

    Soubielle chassa d’un geste de la main les images délétères.

    - La noirceur des affaires de police. Parlons d’autre chose.

    - J’ai rencontré la voisine du dessus, enchaîna Marie-Thérèse qui ne se fit pas prier. Elle s’appelle Madeleine Génor. C’est l’épouse d’un pharmacien. Au cours de la conversation, j’ai découvert que nous avions le même âge.

    - Oh, c’est un signe, sourit-il.

    Sans ajouter ce qu’il avait en tête. La nuit précédente, ce couple avait fêté le réveillon de manière bruyante, avec grincements de ressorts et cris d’extase. Marie-Thé avait fait semblant de ne rien entendre.

    - Elle a déjà donné naissance à six enfants, ajouta-elle d’une voix où pointait l’admiration. Six ! Tu te rends compte ? Enfin, leur aîné n’est plus à la maison. À son âge, il vole de ses propres ailes. Mais leur petit dernier n’a pas encore deux ans.

    Soubielle devina que sa femme avait vendu la mèche.

    - Je n’ai pas pu résister, Jules, avoua-t-elle, comme si elle lisait dans ses pensées. Madeleine cause facilement. Après avoir accouché de son premier enfant, elle a passé cinq ans sans tomber enceinte. Elle avait perdu tout espoir et puis son ventre s’est remis en marche, sans qu’elle sache trop pourquoi. Alors, oui, je lui ai dit que j’attendais un enfant. J’ai besoin de partager mon bonheur, mes doutes et mes angoisses.

    - Nous nous étions promis de garder le secret, lui rappela-t-il, le plus longtemps possible.

    - Finalement, quelle importance ? Je ne suis pas superstitieuse et toi non plus.

    En réalité, le fond du problème était ailleurs, dans le fait qu’ils avaient vécu suffisamment de déceptions. Si les choses tournaient mal, il faudrait en plus subir l’apitoiement des voisins. Mais que faire à part s’en remettre à la chance ?

    - C’est facile, pour un homme, de se taire, ajouta-t-elle d’une voix aigre. La tragédie ne se déroule pas dans ton corps. Moi, ça me fait du bien d’en parler.

    - Je n’ai pas voulu te froisser, s’excusa Soubielle, refusant de s’empêtrer dans ce débat.

    Elle soupira, couvrit son visage de ses mains.

    - Honnêtement, cela peut-il changer quelque chose ?

    - Non, assura-t-il. En aucune manière.

    Et il le pensait sincèrement, mais il avait commis une bévue. Sa femme semblait inquiète maintenant, tenaillée par la peur que tout aille de travers, une fois encore.

    Le médecin les avait prévenus : après plusieurs fausses couches, il s’agissait là, sans doute, de leur dernière chance. Avant d’entamer les démarches, Soubielle ignorait que la lutte contre l’infertilité fût un tel chemin de croix. Leur intimité exposée sous une lumière crue, décortiquée, disséquée. Marie-Thérèse avait tenté tous les traitements, la pauvre : le repos absolu dans la position horizontale, les bains de siège, les cataplasmes vaginaux, le quinquina, le fer et la manipulation la plus traumatisante, une tentative de remise en place des ovaires par des moyens dont elle refusait encore de parler. En désespoir de cause, un médecin lui avait conseillé d’accepter sa stérilité comme un mal irrémédiable. Elle était sortie dévastée de son cabinet. Soubielle aussi était passé au crible médical. Un spécialiste lui avait demandé s’il avait des habitudes de paresse ou de gloutonnerie car les excès de nourriture empâtaient les animalcules spermatiques. Si la situation n’avait pas été aussi humiliante, il lui aurait ri au nez.

    Et alors qu’ils faisaient le deuil d’une progéniture, Marie-Thérèse était tombée enceinte. Un miracle, parce qu’elle n’était plus de première jeunesse ; l’approche de la quarantaine faisait d’elle une femme âgée pour devenir mère. Mais cette fois-ci, ils avaient dépassé le stade fatidique des trois mois, une grande première.

    Il la conduisit au fauteuil où il l’aida à s’asseoir, tapotant les coussins avant de les lui disposer dans le dos en surjouant l’obséquiosité, ce qui la fit rire.

    - Parle-moi de nos nouveaux voisins, lui demanda-t-il.

    - Tu veux enquêter sur eux ?

    - Exactement, déformation professionnelle.

    À la satisfaction de Soubielle, un sourire pointa sur son visage.

    - Ces gens appartiennent au même rang que nous. On devrait s’entendre. Son rôle de mère de famille ne laisse aucun répit à Madeleine mais elle gouverne son petit monde d’une main de maître. Ses enfants sont bien élevés même si un petit agité lui donne du fil à retordre. Celui-là s’est montré incapable de tenir en place pendant que nous bavardions.

    - Et le chef de famille ?

    - Paul Génor possède son officine et, d’après sa femme, les affaires marchent bien. Leur photographie de mariage donne de lui l’image d’un homme de belle prestance.

    Soubielle lâcha un sourire tant son épouse produisait son rapport avec zèle.

    - Quoi d’autre ?

    Elle prit son temps avant de répondre.

    - Notre voisine a fait preuve d’une exquise attention à mon égard en m’offrant de délicieux biscuits roses. Elle m’a d’ailleurs encouragée à en manger plus que de raison. Quand on porte un enfant, m’a-t-elle dit, il faut se nourrir pour deux. C’est étonnant car malgré les grossesses elle est restée bien maigre.

    Marie-Thérèse s’arrêta une seconde.

    - Elle nous invite, dimanche, pour l’apéritif. Qu’en penses-tu ?

    - C’est une bonne idée, dit-il à contrecœur, peu inspiré par le devoir social.

    - Parfait. J’irai la voir pour confirmer. Tu me promets d’être sage, Jules ?

    Il fit semblant de s’étonner :

    - Que veux-tu dire ?

    - Tu ne feras pas ton vieil ours renfrogné ?

    - T’ai-je mise dans l’embarras, une seule fois dans ta vie ?

    Un sourire apparut sur les lèvres de Marie-Thérèse en même temps qu’elle levait les yeux au ciel. La crispation qu’elle affichait au début de leur conversation s’était envolée. Elle quitta le fauteuil et, démonstrative, posa ses deux mains sur son ventre.

    - Parlons d’autre chose, Jules. Et sérieusement.

    - Tu me fais peur.

    - J’ai une idée pour le prénom de notre enfant, si c’est un garçon. Mais je n’ai aucun doute là-dessus ! Les femmes sentent ce genre de choses.

    - Ah, oui ? dit-il prudemment. À quoi as-tu pensé ?

    - Devine, Jules !

    Elle s’approcha de la fenêtre en sautillant, heureuse comme une gamine. Son regard se perdit sur les toits de Lyon et les façades colorées des immeubles le long du Rhône. À mi-chemin de la grossesse, Marie-Thérèse tissait sa vie future autour de cet enfant. Soubielle eut un pincement au cœur. Peut-être était-ce lié à son indéfectible pessimisme.

    - Alors, as-tu deviné ?

    Il secoua la tête bien qu’il eût une petite idée, se refusant à gâcher son plaisir.

    - Cet enfant s’appellera Jules, comme son père, annonça-t-elle.

    - Et si tu portes une fille ?

    - Si c’est une fille ? Ah, mon Dieu ! Je l’aimerai de tout mon cœur. Mais je t’imagine déjà, en face de ses prétendants, poser sur eux ton regard terrible jusqu’à trouver celui assez fort pour ne pas trembler devant toi. Il ne doit pas en exister beaucoup, des hommes de cette trempe.

    Elle passa ses bras autour du cou de Soubielle.

    - Il arrive, souffla-t-elle.

    Le commissaire glissa une main sous les vêtements de sa femme et lui caressa le ventre en quête d’un frémissement. Il ne sentit rien et, au fond de lui, malgré les assurances des médecins, il n’y croyait toujours pas. Seulement, en observant Marie-Thérèse, il voyait bien qu’elle avait changé. Depuis combien de temps n’avait-elle pas semblé aussi heureuse ? Ses yeux brillaient de lumières inconnues. Elle irradiait de bonheur.

    Le soir, Grimbert trouva Lucienne en robe de chambre, avachie sur le lit. Vu son air, le flic se douta qu’elle avait passé la journée à pioncer. Elle se plaignit de son odeur en se pinçant le nez. Allons donc ! Des cadavres d’animaux, des rats, de la pourriture, il en avait brassé tout l’après-midi, pour aucun résultat. Il n’avait même pas eu la joie de buter sur une tête d’enfant. Sans lui prêter plus d’attention, il se déshabilla entièrement pour sa toilette et se contempla dans le miroir : il avait pris un peu de bedaine et ses yeux étaient rouges de fatigue dans son visage marqué. Ça commençait à se voir, qu’il buvait. Il lava son uniforme avec du savon à paillettes pour le suspendre à côté du poêle. Avec un peu de chance, l’habit serait sec le lendemain. Puis, dans son plus simple appareil, il se présenta devant Lucienne qui passait un pinceau sur ses ongles. Elle appliquait une poudre ou un autre truc de bonne femme.

    - Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle en le reluquant.

    Sans rien dire, il se jeta sur elle et tira la ceinture de sa robe de chambre ; en-dessous, elle était nue, la garce, elle avait prévu son coup. Les mains en l’air pour préserver ses ongles, elle l’encouragea de mots salaces pendant tout le temps du rut. Une fois la besogne achevée, il se tourna sur le côté. Ses yeux se fermaient. Des vagues de sommeil le refoulaient loin de la conscience. Il sentit soudain des douleurs dans ses côtes : le coude anguleux de Lucienne le rappelait au monde.

    - On sort ? demanda-t-elle. On va danser ?

    Comme elle avait ce regard pervers et enfantin qui l’excitait, céder à ses caprices allait de soi. Tout de même, il dut se faire violence pour se relever, s’asperger le visage d’eau et enfiler des vêtements propres.

    - Comment tu me trouves ?

    Lucienne avait revêtu sa robe blanche ornée aux manches d’une mousse de dentelle. Quand elle avait repéré la pièce, dans le magasin, ses yeux s’étaient illuminés. « Tu la veux ? avait-il demandé. » La jeune femme ne croyait pas à sa chance. Grimbert avait aligné les billets sans ciller. Plus tard, à son tour, elle s’était montrée généreuse, d’une remarquable insatiabilité.

    Elle jeta par-dessus la robe un grand châle noir et s’affubla d’un chapeau à voilette. À la guinguette, Grimbert paradait fièrement à ses côtés en la tenant par le coude. Cela faisait toujours plaisir de s’afficher avec une belle femme. Ils mangèrent un cornet de pommes frites à deux sous. Après quelques verres, le flic se sentit revigoré. La fatigue s’envola. Lucienne l’entraîna sur la piste. Elle attirait le regard par ses œillades et son énergie inépuisable. Les danses s’enchaînant, ils terminèrent étourdis, hors d’haleine. L’accordéoniste demanda aux spectateurs de les applaudir et le rouge monta aux joues de Lucienne.

    Ils terminèrent la soirée accoudés à la buvette. Elle riait avec tout le monde pendant que, sous les lampions, Grimbert s’enfilait un verre après l’autre. Il lui arrivait de boire toute la nuit et d’enchaîner sur une journée de travail. Quand il descendit de son tabouret, il se cassa la gueule par terre et les clients de la guinguette le relevèrent en riant.

    Le lendemain matin, il se réveilla dans son lit sans aucun souvenir de son retour à l’appartement. Lucienne ronflait, nue, à plat ventre sur le lit. Il but son café en gardant à l’œil les rondeurs appétissantes et lui claqua les fesses avant de partir. Elle l’envoya se faire foutre alors il s’installa à califourchon sur son dos et lui enfonça les doigts dans les côtes. Elle se tortilla en hurlant et, lorsqu’il la libéra, elle tomba du lit. Furieuse, elle lui envoya au visage la première chose qui lui tomba sous la main, son petit sac de bonne femme qu’il esquiva facilement. Il lui tordit le poignet et lui enfonça la langue dans la bouche. En représailles elle lui mordit la lèvre. Une petite goutte de sang perla. Requinqué par cette passe d’armes ménagère, il la traita de chienne et quitta l’appartement d’excellente humeur.

    Soubielle fit le point. La tournée des commissariats de quartier avait donné les noms de quelques pervers dont Silent et Caron vérifieraient les emplois du temps. Quant à Grimbert, qui n’avait pas l’air en forme, il n’avait rien trouvé de particulier sur le chiffonnier relégué maintenant au statut de simple témoin. Alors, le commissaire lui assigna d’interroger les gardés à vue de la nuit de l’an. Les trois enquêteurs se retrouvèrent dans le couloir et, tout de suite, la tension monta.

    - Tu te tapes la tournée des ivrognes ? s’esclaffa Silent. Ça te va comme un gant !

    - Tu dis quoi, là ? dit Grimbert en l’attrapant par le bras.

    - Lâche-moi, tout le monde sait que tu picoles.

    Grimbert le dévisagea, furieux tandis que son collègue lui renvoyait un regard sarcastique.

    - Qu’est-ce que tu veux faire ? Te battre avec moi ?

    Il lui tourna le dos et disparut au bout du couloir.

    - Quel connard ! cracha Grimbert.

    Aurélien Caron le regardait, mains dans les poches, un demi-sourire aux lèvres.

    - Ce n’est pas joli de parler ainsi d’un futur candidat à la députation.

    - Je l’emmerde, lui et sa ligue de trous du cul.

    Caron ricana.

    - Garde tes pensées pour toi. Les trois quarts du commissariat adorent la ligue.

    Il partit en sifflotant. Rouge d’humiliation, en sueur, Grimbert descendit au sous-sol du commissariat, là où s’alignaient les cellules. Il aboya sur le planton qui s’empressa de lui donner le registre.

    - Vingt-sept ? Il y en a vingt-sept ?

    - Le commissaire a donné l’ordre de ne pas les relâcher avant que vous les ayez tous entendus un à un, dit l’agent.

    Grimbert le fusilla du regard. Une fois installé dans un bureau, il enchaîna les interrogatoires. Ces hommes avaient une liste d’antécédents longue comme le bras : jours de prison pour faits de grève, entrave à la liberté du travail, coups et blessures liés à un état d’ivresse, rapines diverses. Bon nombre des gardés à vue auraient été bien en peine de dire pourquoi ils s’étaient réveillés derrière les barreaux et juraient leurs grands dieux de n’avoir rien fait de mal. La police leur était tombée dessus comme la misère sur les pauvres gens. Grimbert pestait intérieurement. Tous ces discours le soûlaient.

    Un dernier, pensa-t-il en s’étirant, le fameux Désiré Blovski, la célébrité de la liste. L’agent amena un homme sec, aux yeux furibonds derrière de petites lunettes déglinguées, qui traînait la jambe, mais sa boiterie ressemblait plus à un problème de hanche congénital qu’aux stigmates d’une blessure récente. En revanche, des hématomes constellaient son visage. Il s’était pris une raclée. Grimbert lut le procès-verbal : arrêté avec trois de ses compagnons alors qu’ils chantaient L’Internationale, tapage nocturne, outrage à agent à qui ils avaient montré leurs culs. Rien de bien grave sauf que les faits s’étaient produits à quelques pas de la décharge.

    - Quand est-ce que vous me relâchez ? commença Blovski.

    - Ce n’est pas votre première incartade. Le juge décidera.

    - Je vais encore subir la morale de ce vieux con ? fanfaronna l’homme. Ah, non, pitié ! Je préfère rester au trou.

    - Quelle est votre profession ?

    - J’écris, pour l’hebdomadaire dont je suis aussi le directeur de la publication.

    - Comment s’appelle votre journal ?

    - À la soupe ! Cherchez pas, le titre est ironique.

    - Je ne connais pas votre canard, dit Grimbert, trop las pour hurler sur ce type.

    - C’est normal, je ne m’adresse pas aux flics mais aux braves gens. Je relate les positions de l’Internationale des travailleurs tout en dénonçant les crimes de la république bourgeoise dont vous êtes un molosse.

    - Hum... et votre fond de commerce vous permet de vivre ?

    - La réussite personnelle ne passe pas forcément par l’argent et l’ascension sociale. C’est une vision étriquée. Participer à l’éveil des consciences apporte des gratifications dont vous n’avez même pas idée.

    Grimbert soupira.

    - Venons-en à cette nuit du premier janvier. Que faisiez-vous dans la rue, à cette heure-là ?

    - Je raccompagnais chez eux des amis ayant trop bu.

    - Donnez-moi leur identité.

    L’homme hésita. Ça faisait mal de balancer des noms.

    - Simon Letourneur, Jean-Jacques Mandel et Émilien Barragan.

    - J’ai entendu leur version. Vos amis n’ont aucune idée de la raison pour laquelle ils se sont réveillés au commissariat.

    - C’est la conséquence d’un abus de boisson. Personnellement, je considère l’alcool comme un fléau, un paradis artificiel faisant perdre de vue la Sociale.

    - Dans le procès-verbal, deux agents assurent que vous leur avez montré votre fondement.

    Blovski voulut croiser les bras sur sa poitrine mais les menottes gênèrent son mouvement.

    - C’est faux, prétendit-il en reposant ses mains sur ses genoux. Je n’ai rien fait.

    - Cette phrase, aujourd’hui, je l’ai entendue mille fois. J’en ai par-dessus la tête ! Et les insultes qu’on vous reproche ?

    - On plaisantait, c’est tout.

    - D’où veniez-vous ?

    - Du grand bal de la salle Valentino.

    - Des témoins pourront le confirmer ?

    - Plusieurs centaines, je suppose, parce que des connaissances, des camarades, j’en ai plein. Des ennemis aussi, remarquez, mais nous ne fréquentons pas les mêmes maisons.

    - Quelle heure était-il lorsque vous avez quitté la salle ?

    - Autour de trois heures du matin.

    - Les agents vous ont repéré vers trois heures et demie. Vous avez mis une demi-heure pour parcourir cinq cents mètres ?

    - C’est-à-dire que nous nous arrêtions régulièrement sur le chemin, notamment pour des besoins physiologiques et puis nous bavardions, nous chantions. C’était quand même la nuit du nouvel an, rien ne nous pressait.

    - Avez-vous croisé des passants ?

    - Plus ou moins. Les gens rentraient chez eux. Les rues n’étaient pas aussi vides qu’elles le sont en temps normal.

    - Avez-vous remarqué des individus suspects à proximité de la décharge de la rue de Cuire, des comportements anormaux ?

    L’homme comprit que le flic s’intéressait à lui comme témoin potentiel. Il réfléchit un instant.

    - J’avais déjà fort à faire avec mes amis et la rue bruissait de festivités, les gens parlaient fort, des couples s’engueulaient. Non, je ne vois pas. Que s’est-il passé ?

    Sans daigner lui répondre, Grimbert appela l’agent pour ramener Blovski en cellule. Ce dernier n’avançait pas assez vite aux yeux de l’homme en uniforme qui le poussa brutalement.

    - Voyez le mépris avec lequel on me traite, lança-t-il.

    - Oh, ta gueule ! rétorqua l’agent en lui donnant un coup vicieux dans les reins.

    Soubielle patientait en observant les ouvriers harassés aux visages noirs, casquettes rabattues sur le front, enfoncer leurs mains au fond de leurs poches à cause du froid. L’enquête avait progressé même si les recherches sur le chiffonnier s’étaient révélées vaines. L’avancée provenait du rapport médico-légal dans lequel le médecin évoquait désormais une mort par empoisonnement à l’éther. La victime avait sans doute absorbé ce produit pendant des semaines car lors de l’autopsie, les organes avaient répandu une odeur caractéristique. L’examen avait également établi que la décapitation avait eu lieu post mortem. Par ailleurs, la description du corps livrait des éléments d’identification intéressants. Le dos portait les marques d’une varicelle carabinée. En reprenant les dossiers des enfants disparus, Soubielle avait trouvé celui de Maurice Allègre où il était fait état d’une description similaire. C’était devant la porte des parents de cet enfant que le commissaire attendait à présent, un voisin lui ayant indiqué qu’ils débauchaient tard. Un couple approcha. L’homme, de grande taille, aux cheveux blond cendré, se frottait les yeux à l’aide de ses poings fermés. Sa femme, défaite elle aussi, portait un enfant dans ses bras.

    - Vous êtes là pour Maurice ? demanda-t-elle quand Soubielle se fut présenté. Vous l’avez retrouvé ?

    La présence du commissaire ranimait l’espoir. Soubielle désigna la porte ; à l’intérieur, ils seraient mieux. Dans la pièce unique, la mère alluma une lampe dont les lueurs jaunâtres ballottées par les courants d’air se murent autour d’elle, plongeant son visage dans le clair-obscur. Épuisée, elle se laissa tomber sur une chaise. Son gamin dodelinait de la tête, les yeux perdus dans une brume intérieure. Soubielle resta debout.

    - Je reprends l’enquête sur la disparition de Maurice. Dans votre déposition, vous avez parlé d’un signe particulier permettant de le reconnaître.

    - Il a eu la varicelle, dit l’homme. À l’endroit où les langes frottaient contre la peau, la maladie a laissé des marques. Une cicatrice en forme de ceinture. Jeanne était enceinte. Elle aussi l’avait attrapée.

    - Nous avons trouvé un corps présentant des marques identiques, dit doucement Soubielle.

    Le visage de l’homme s’affaissa.

    - C’est lui, souffla-t-il, notre enfant.

    - Peut-être pas, s’écria sa femme en bondissant de la chaise. Je veux le voir. Je vous le dirai, si c’est lui.

    - Le corps est très abîmé, les prévint le commissaire.

    - C’est l’enfant sans tête qu’on a retrouvé ? s’exclama-t-elle d’une voix déraillant dans les aigus.

    - Calme-toi Jeanne, dit son mari en posant une main sur son épaule.

    Elle se libéra de son étreinte, les yeux remplis d’effroi. Une plainte unique jaillit du fond de sa gorge, c’est tout ce qu’elle se permit avant de ravaler sa douleur. Le gamin, d’une singulière atonie, bavait sur ses genoux alors elle lui essuya rudement la bouche sans déclencher de protestation, la force de l’habitude chez lui.

    - Allons-y maintenant, qu’on en finisse, dit l’homme en lançant un regard à sa femme.

    - S’il s’agit de Maurice, reprit Soubielle, nous reprendrons l’enquête depuis le début.

    Ils se rendirent à l’Institut médico-légal. Le commissaire les laissa patienter cinq minutes dans un couloir pendant qu’il donnait ses consignes au légiste. Le corps recouvert d’un drap reposait sur une table faïencée. Les parents Allègre le regardaient fixement. Soubielle adressa un signe au légiste qui exposa le dos boursouflé et marbré de noir, impossible à rendre présentable. L’enfant, dans les bras de sa mère, agitait une main molle dans les airs, comme s’il essayait d’attraper une mouche qu’il était seul à voir.

    - Ça ressemble à sa cicatrice, dit le père.

    - Je ne vois rien ! protesta sa femme.

    Elle se rattachait à une dernière chance. C’était pour repousser encore, tant qu’il était possible, la certitude du deuil. Soubielle lui demanda d’approcher. Incontestable, la ceinture blafarde et grêlée ressortait sur le dos du cadavre.

    - C’est lui, dit l’homme, j’en suis sûr.

    - Où est sa tête ? explosa sa femme. Oh, mon Dieu, qu’est-il arrivé ? Qui lui a fait ça ?

    Avant de s’effondrer et de pleurer un long moment dans les bras de son mari.

    ***

    Ce jour d’octobre, Maurice jouait dans la rue avec des enfants de son âge. Ils formaient une chouette petite bande qui s’entendait bien. Quand Jeanne et lui étaient rentrés du travail, ce soir-là, leur fils n’était pas à la maison. Au début, ils ne s’étaient pas inquiétés car les enfants avaient l’habitude de traîner ; rien ne leur plaisait tant que de fouiner comme des chats. Mais la soirée avançant, ils avaient commencé à se poser des questions et s’étaient renseignés chez les voisins. On demanda à ses copains. Personne ne savait où se trouvait Maurice. À ce moment-là, ils comprirent qu’il y avait un problème. La police fut prévenue le soir même et on ameuta le quartier pour organiser une battue, en vain.

    - Maurice fréquentait Eugène Lelong et Pierre Jarreault, des camarades de classe. Eugène est mort, malheureusement, lorsqu’une charrette s’est renversée sur lui. Quant au petit Pierrot, il habite toujours en haut de la rue de Cuire.

    - Que faisiez-vous le jour de la disparition de Maurice ?

    - Vous nous soupçonnez ? se récria la femme.

    - Laisse, Jeanne. Monsieur fait son métier. Je travaillais à l’usine de fer-blanc Leblanc, comme dit la réclame. Ma femme travaille au même endroit.

    - Quand est-ce que vous nous rendrez le corps de Maurice ?

    - Dès que le juge d’instruction l’autorisera, je vous préviendrai. Par ailleurs, j’ai une requête à vous faire. Est-ce que vous pourriez me fournir une photographie de Maurice, si vous en possédez une ?

    La femme déglutit péniblement avant d’incliner la tête et sortit de son manteau une épreuve qu’elle tendit à regret. L’enfant, vêtu d’une aube blanche, un missel à la main, arborait l’air grave exigé des communiants.

    - Merci. Je vous la rends dès que possible. Vous pouvez rentrer chez vous, dit Soubielle.

    Le commissaire les raccompagna dans le couloir et les regarda s’éloigner devant lui quand soudain, la femme déversa des grossièretés sur son gamin restant. Il ne pouvait pas se tenir droit, l’abruti ? Il ne pouvait pas faire attention ? Qu’est-ce qu’il était sale, dégoûtant et infect ! Maurice ne lui aurait jamais fait honte à ce point !

    Le ventre d’Octave Plesnel débordait par-dessus son ceinturon et ses fesses, comprimées dans son pantalon, ressemblaient à d’énormes quartiers de viande. Les traits de son visage étaient plus délicats cependant et ses lèvres ornées de fines moustaches tout comme ses lunettes rondes lui donnaient le genre d’un intellectuel. Ne s’attendant pas à la visite des deux flics, il tressaillit à leur vue.

    - Tu n’as aucune raison de t’inquiéter, annonça Gabriel Silent d’un ton aigre, c’est une visite de routine.

    Plesnel grimaça. Le train-train des flics n’avait pas l’heur de lui plaire.

    - Donne-nous ton emploi du temps le soir du réveillon, enchaîna Caron.

    - Je travaillais, répondit le gros bonhomme. Je jouais dans un spectacle au Lapin agile.

    Les deux flics connaissaient l’établissement, un cabaret de médiocre qualité faisant office de maison de rendez-vous dont l’arrière-boutique, composée d’une enfilade de chambres, servait aux passes.

    - C’est bizarre, je ne t’imagine pas attirer les foules, dit Caron.

    - Détrompez-vous, le public m’apprécie.

    - À quelle heure as-tu quitté le cabaret ? demanda Silent.

    - J’en suis reparti au petit matin.

    - Et les nuits précédentes ?

    - Même chose, j’ai travaillé toute la semaine là-bas.

    Un sourire de soulagement éclairait son visage. L’homme était heureux de fournir un alibi à si peu de frais.

    - Et à Noël, que faisais-tu ?

    Il ferma les yeux, inclina la tête.

    - Je fêtais la naissance de l’enfant Jésus

    - Tu te fous de ma gueule ?

    - Absolument pas. J’ai assisté à la messe de minuit de l’église Saint Denis. Le prêtre me connaît un peu, vérifiez auprès de lui. Je suis une ouaille parmi les ouailles, j’appartiens au troupeau.

    - Et ensuite ?

    - Je suis rentré chez moi. Qu’est-ce que vous cherchez ?

    - Un individu attiré par les enfants sous forme de cadavre, répliqua Caron.

    Le bonhomme agita ses deux mains pour montrer qu’il n’avait rien à faire dans cette histoire. Il rappelait vaguement quelqu’un à Caron sans qu’il arrive à mettre le doigt dessus.

    - Un bon conseil, Plesnel, reste dans le coin, reprit Silent sur un ton menaçant. Je veux te trouver dans la minute. Compris ?

    L’homme hocha la tête avec frénésie. Après un dernier regard aux flics, il s’empressa de s’enfermer chez lui.

    - J’ai eu l’impression que tu connaissais ce type, dit Caron à son collègue.

    - Ouais, nos chemins se croisent un peu trop à mon goût. J’ai assisté à une de ses représentations, d’ailleurs.

    - Qu’est-ce que ça donne ?

    - Ah, je te conseille de le voir au moins une fois, s’écria Silent. Bien que moralement douteux, le divertissement est édifiant. Cela relève plus de la perversion sexuelle que de l’élévation des âmes. On pense connaître les bas-fonds et finalement, on est toujours surpris. Qui est le suivant sur notre liste ?

    Caron regarda son dossier.

    - Pierre Rival, il habite à deux pas d’ici.

    - Il a fait de la taule, lui, son nom me dit quelque chose.

    - Il proposait des dragées aux fillettes pour les amadouer.

    - Je me souviens. Je l’ai vu plusieurs fois au commissariat. Il est garçon boucher de profession. C’est un suspect de premier choix : il sait manier les lames.

    Les deux hommes marchèrent cinq minutes avant de parvenir à l’adresse indiquée dans le dossier. La femme qui leur ouvrit avait emménagé dans cette maison deux mois auparavant et tout ce qu’elle savait de Pierre Rival, c’est qu’il avait laissé les lieux dans un état épouvantable. Elle n’avait jamais vu ça. Et le propriétaire n’avait pas levé le petit doigt pour l’aider. Silent désigna sa montre et les deux flics prirent congé alors que la femme récriminait encore sur son palier.

    - J’ai une autre adresse pour Rival, dit Caron. Il travaillait à la boucherie Mélaze.

    Les deux hommes prirent le tramway. La machine s’ébranla sur les nouveaux rails le long du fleuve.

    - Si Plesnel ou Rival tournaient autour de mon gamin, dit Silent, je réglerais les choses à ma façon.

    En général, Gabriel Silent y allait franco, débordant d’assurance et de certitude. En bon politicien, il savait vous passer un bras autour des épaules et vous faire croire que vous comptiez pour lui. Il vous mettait dans sa poche en dissertant sur l’absence de moralité des femmes. En sa compagnie, on se laissait facilement aller à cracher sa haine des Juifs, on était prêt à prendre les armes pour la rétrocession de l’Alsace et de la Lorraine et la peine de mort pour les criminels semblait parfois encore trop douce. Bref, il avait un talent pour flatter les émotions viles au plus profond des individus tout en les faisant passer pour du simple bon sens.

    - Ton fils a quel âge ?

    - On vient de fêter le premier anniversaire d’Aristide.

    - C’est ton seul enfant ?

    - Pour l’instant, répondit Silent en souriant, mais je travaille dur pour remédier à cette anomalie. Mon épouse m’épuise. C’est quasiment de l’acharnement industriel. Et toi, une petite femme ?

    Caron lui montra sa main dépourvue d’alliance.

    - Pas encore. Je suis libre comme l’air. Je peux rentrer à la maison à pas d’heure, personne n’est là pour m’engueuler.

    La rumeur le disait sensible à la veuve et à l’orphelin et les mauvaises langues prétendaient même qu’en sa compagnie, les veuves ne restaient pas éplorées longtemps. Il laissait aller les bruits de couloir. Personne n’avait besoin de savoir pour quel genre de femme il grimpait aux rideaux. Et puis, il servait à tout le monde cette allusion à la servitude du boulot de flic qui se faisait aux dépens de la vie familiale. On pouvait ensuite bavasser sur la dureté du métier, un sacerdoce pour un salaire insignifiant.

    - Entre les situations sordides et la paperasse au kilomètre, il faut des convictions pour tenir le coup, acquiesça Silent. Pour ma part, mon engagement politique prolonge ma conception du boulot. Je ne suis pas à la ligue par hasard. Tous les amis se retrouvent là-bas. Viens à une réunion. C’est intéressant. Tu te rendras compte par toi-même.

    Caron noya le poisson :

    - Tu vas te présenter, alors ? C’est sûr ?

    - Rien n’est encore officiel mais l’idée prend forme. Si je peux apporter un peu à la France, pourquoi m’en abstiendrais-je ? répondit-il avec un sourire trouble.

    La boucherie Mélaze se situait à cinquante mètres de l’arrêt de tramway. Une tête de vache à la devanture foudroyait les clients du regard. La viande atteignait des prix exorbitants. Un homme grisonnant donnait des ordres à deux commis à peine sortis de l’enfance. Le boucher portait un quart de bœuf sur son épaule. C’était un costaud. Il valait mieux regarder à deux fois avant de le provoquer. D’un geste aguerri, il déposa la carcasse sur une table métallique.

    - On cherche le patron, dit Silent.

    - C’est moi, dit l’homme en essuyant ses mains sur son tablier.

    - Nous nous intéressons à l’un de vos employés, Pierre Rival.

    Le boucher les regarda longuement avant de se décider à répondre :

    - Il ne travaille plus ici.

    - Depuis quand ?

    - Ça fait un peu plus de deux mois. On a eu un différend.

    - De quel genre ?

    L’homme tendit sa lame vers les flics, une belle feuille d’acier rectangulaire et sanglante.

    - Il donnait une image déplorable de la boutique parce qu’il portait souvent des traces de coups. Comme il arrivait ivre la plupart du temps, il salopait la viande. Et puis, il s’intéressait d’un peu trop près aux petites filles. L’une d’entre elles s’est plainte de ses doigts fouineurs.

    Le boucher fronçait les sourcils, l’air fâché. Tout en parlant, il débitait la carcasse en gros quartiers. La feuille brisait les os avec aisance.

    - Qui était cette gamine ?

    - La mienne. Après l’avoir assise sur ses genoux, il a voulu qu’elle lui prenne son engin. Par chance, je l’ai surpris et je lui ai fait comprendre de ne jamais remettre les pieds dans ma boutique.

    - Savez-vous où se trouve Rival ? demanda Silent.

    - Aucune idée. Depuis ce jour-là, personne ne l’a revu dans le quartier. Peut-être bien que le message est passé.

    - Et vous, les gars ? demanda Caron en s’adressant aux commis.

    Ils n’osaient rien dire devant leur patron alors le flic les entraîna à part. Tout de suite, les langues se délièrent. Rival, ce n’était pas une fréquentation convenable. Il racontait pas mal de trucs, des conneries la plupart du temps. Mais il connaissait bien le quartier de Vaise, il en parlait souvent.

    - Vous étiez là lorsque votre patron l’a surpris avec sa fille ?

    Les yeux des commis brillèrent.

    - Non, mais j’aurais bien aimé, dit l’un d’entre eux. Je parie que Rival y a laissé des plumes.

    Soudain, un grand fracas résonna dans la boucherie. Ils sursautèrent. Le boucher s’acharnait sur la carcasse comme s’il voulait réduire la viande et les os en bouillie. Les commis firent la grimace. Quand le patron avait ses humeurs, il valait mieux se faire tout petit.

  • La république des faibles - G. Bulteau - Sélection 2021 / Prix du 1er Roman de l’Estuaire de Vilaine

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