Tiphaine Le Gall, Le Principe de réalité ouzbek
Roman
224 pages
a paru le 18 août 2022
ISBN 978-2-3588-7895-1
Tiphaine Le Gall

Le Principe de réalité ouzbek

Roman
224 pages a paru le 18 août 2022 ISBN 978-2-3588-7895-1
Roman
224 pages a paru le 18 août 2022 ISBN 978-2-3588-7895-1

Sélectionné au Prix révélation du 2ème roman de la SGDL

«Madame, J’ai bien reçu votre lettre datée du 5 avril m’informant que ma candidature au poste de professeur de français et de philosophie au lycée de Tachkent (Ouzbékistan), en dépit de ses nombreuses qualités, n’avait pas été retenue. J’ai pris acte de vos regrets et de votre respect profond. Je suis cependant moi-même au regret le plus sincère de vous informer que je ne peux accepter votre refus. Ma décision est irrémédiable : je prendrai le poste, il faut que vous en soyez convaincue.» Car il existe certaines circonstances qui imposent qu’une femme d’une trentaine d’années s’embarque avec son mari et ses deux enfants dans l’aventure de l’exil en terre ouzbèke.

Tiphaine Le Gall, dans ce roman épistolaire à une seule voix, nous raconte un rêve d’ailleurs et de renouveau. Au fil de cette lettre inattendue et sensible se dessinent les hésitations et les espoirs d’une jeune femme partagée entre les élans de son cœur et ses doutes, résolue à faire de sa vie un roman.

  • Tiphaine Le Gall vit à Brest. Elle a publié en 2020 Une ombre qui marche, son premier roman, aux éditions de L’Arbre vengeur. Le Principe de réalité ouzbek est son deuxième roman.
  • Revue de presse
    Un roman épistolaire drôle et érudit.
    Avec une constance déterminée et réconfortante, Tiphaine Le Gall pose la littérature et l’écrit comme l’alpha et l’oméga de l’existence.
    Une longue lettre inattendue et sensible.
    L’Ouzbékistan, route de la soie, passerelle entre l’Orient et l’Occident. Ce livre est une déclaration d’amour à ce pays peu connu, qui mérite un voyage.   Chronique intégrale
    Dans le portrait, où le plus intime se fracasse sur la froideur administrative, que dresse d’ellemême une jeune femme en quête d’ailleurs, bien consciente d’en fantasmer le décor et tout aussi résolue à en payer le prix.
    C’est bluffant !
    Un texte époustouflant et une écriture remarquable à découvrir absolument. Sous forme épistolaire et porté par un dispositif littéraire drôle, une vie se raconte, avec grâce et puissance, pudeur et transparence.   Chronique intégrale
    Avec « Le Principe de réalité ouzbek », la romancière bretonne signe un texte lumineux sur l’amour, le couple et la littérature. D’une telle lecture, on ne saurait sortir indemne.
    Un roman sur nos rêves, parfois plus intenses que la réalité, et sur l’aventure pour setrouver enfin. Magistral.
    Une très belle écriture !   Chronique intégrale
    L’excellence de la langue, le style, la syntaxe, la rhétorique sont parfaitement maîtrisés. Un regard intérieur qui résonne fort chez les femmes.
    C’est un endroit du monde pour lequel on n’a pas de représentation. J’ai eu envie d’écrire sur le rapport qu’entretient le réel avec le rêve, le fantasme, la projection, je trouvais que c’était tout à fait approprié de parler de l’Ouzbékistan.   Interview intégrale
    Un récit d’une grande richesse sur le pouvoir de l’écriture avec de nombreuses références aux grands auteurs et une analyse fine des sentiments humains.
    Elle raconte la crise que connaît son couple, son attirance pour un autre homme, ses désirs enfouis et avortés, avec un mélange de candeur et d’aplomb.
    Tiphaine Le Gall, dont c’est le deuxième livre, réussit le pari fou d’écrire un roman épistolaire vibrant en faisant appel aux mânes de Racine et de Flaubert ; d’intéresser le lecteur avec une intrigue entre rêve et réalité.
    C’est drôle parfois, furieux d’autres fois, c’est très bien écrit, on s’égare souvent et volontairement dans les méandres de la vie privée, et on revient avec réalisme à la vie qui l’attend au fond de la steppe.
    L’écriture est belle, intelligente, vive, les arguments virevoltent, s’empilent, jouent entre eux pour notre plus grand plaisir.     Chronique intégrale
    Cette lettre est un plongeon dans une vie de femme, ses désirs, ses romans, ses égarements.
    Tiphaine Le Gall montre la profondeur des sentiments, leur prégnance et la façon dont ils guident nos vies, qu’ils donnent lieu ou pas à des actes.   Chronique intégrale
  • Ce roman pose les bonnes questions, interroge sur la famille, l’amour, la vie tout simplement.
    Une belle réussite !
    Sans vouloir ancrer non plus cette œuvre dans une quelconque tradition, je dirais que mélanger les émotions, les faits, les réflexions et en élaborer presque une lettre manifeste, cela vaut quelques égards et laisse un petit goût d’absolu.
  • téléchargez l’extrait

    Madame,

    J’ai bien reçu votre lettre datée du 5 avril m’informant que ma candidature au poste de professeur de français et de philosophie au lycée de Tachkent (Ouzbékistan), en dépit de ses nom­­­breuses qualités, n’avait pas été retenue. J’ai pris acte de vos regrets et de votre respect profond.

    Je suis cependant moi-même au regret le plus sincère de vous informer que je ne peux accepter votre décision que je me vois, par conséquent, contrainte de refuser.

    Cela mérite quelques explications, je vous le concède, et, bien que votre propre refus se fût trouvé raffermi par une plus franche justification, je vais prendre la peine de développer un peu ici les raisons de ma décision.

    Vous n’êtes pas sans connaître les motivations principales qui m’ont poussée à candidater au lycée français de Tachkent, unique établissement agréé par l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger de toute l’Asie centrale, et que j’imagine volontiers perdu aux confins de la steppe du Doab de Boukhara, vague construction de bois et de peaux siégeant au milieu de quelques yourtes, soumise à l’âpreté du climat sans clémence du désert perse qui aurait forgé la rusticité, la sincérité, et l’authenticité brute de ses habitants.

    Le rêve étant un puissant moteur d’action, je vous saurai gré de ne pas me remettre les idées en place en me rappelant que Tachkent est une métropole de deux millions d’âmes, construite en partie pendant la domination soviétique à laquelle le pays fut soumis jusqu’en 1991. Je vous remercie d’avance de ne pas me décrire les larges avenues minérales et austères baptisées du nom d’obscurs héros de la révolution bolchevique, tous pétris d’idéalisme communiste et si empêtrés dans leurs errements qu’il valait mieux, à tout prendre, qu’ils se fissent sauter le caisson plutôt que d’admettre que des innocents périrent au goulag.

    Je ne sais que trop bien à quel point la laideur quotidienne s’incruste dans nos vies et a partie liée avec la vision poétique du monde et l’art de prendre sa vie pour un film de Pawel Pawlikowski. J’habite Brest, ville dont l’architecture a dû faire figure, dans le bureau de guingois d’une baraque provisoirement dépêchée au milieu des gravats au lendemain de la guerre, de question superfétatoire à une époque où l’urgence repoussait les questions d’esthétique dans les lointains recoins d’une frivolité négligeable et importune. Je sais bien ce que sont ces avenues à l’horizontalité affligeante, je connais par cœur ces façades grises et planes, où seules des saillies de poutres en béton donnent une forme de relief, géométrique lui aussi, parallélépipédique, à un ensemble d’une sobriété et d’un ennui confondants. Je vis dans cet univers de courbes absentes, de rondeurs évacuées, d’espace rentabilisé et réduit à sa plus stricte utilité. Je me suis trouvée chaque jour depuis que j’arpente cette ville dans la brume d’hiver ou sous la pluie d’été comme un élément incongru et encore trop difforme, plein de courbes et de déliés, de chantournement trivial au milieu de cette rectitude enlaidie par l’usure du temps.

    Aussi ne cherchez pas à me faire perdre mes illusions en me décrivant Tachkent comme une autre Brest, cité à la majesté monstrueuse, décuplée pour ainsi dire, se rengorgeant de sa laideur ogresse comme d’une gloire malsaine et anthropophage, s’annonçant toute prête à avaler les derniers débris de l’âme humaine et de sa propension à la poésie, tuant dans l’œuf toute aspiration au sublime, à la grâce et à la beauté. Du moins m’avez-vous présenté Tachkent comme une ville sûre, où il fait « bon vivre en famille », et ces formules dignes d’un prospectus pour tour-operator m’auront suffi, dans l’idée d’un bonheur pondéré et aseptisé, dégagé de toute contingence de la misère humaine toujours prête à se rappeler à notre bon souvenir et dont nous souhaitons tous, n’est-ce pas, préserver nos enfants. Vous me vantâtes la ville à l’occidentale comme le parangon d’un confort assuré. Une perte de repères modérée en somme, à l’image de l’islam pratiqué par la majorité de la population, et dont on espère, pensez-vous, ne pas ressentir la pression.

    Il me semble qu’il y a eu un certain malentendu entre nous. Ce que je viens chercher en Ouzbékistan, finalement, ne concerne pas la réalité de ce que je pourrais y voir, y faire, même y vivre. Peu d’événements vécus sont véritablement réels, réels à cent pour cent je veux dire. J’entends d’ici vos objections. Certes, l’obtention du bac ou du permis de conduire, toutes ces étapes qui existent sur papier, validations en quelque sorte certifiées du réel, sont incontestables. Mais avez-vous remarqué qu’il est dans ce cas nécessaire de dresser un constat, de délivrer un diplôme pour s’accorder sur la réalité, pour que les deux parties s’assurent qu’elle a bien eu lieu ; que ce jour-là, à cette heure-là, le créneau réalisé dans les règles de sécurité qui s’imposent, en vertu du Code de la route, a permis à l’inspecteur de convenir que vous étiez apte à conduire un véhicule motorisé de catégorie B, en rase campagne comme sur le périphérique parisien, et entre nous je n’ai jamais conduit sur le périphérique parisien et je m’y refuserai fermement tant j’ai le sentiment que ce serait risquer ma vie ainsi que celle des potentiels passagers qui auraient l’inconscience de monter à mes côtés. C’est bien moi pourtant qui ai réalisé le créneau en prenant toutes les précautions nécessaires ce 21 novembre 2009, m’ouvrant ainsi le droit d’aller où bon me semble sur les routes carrossables du globe, sans limites de temps et de distance, pourvu que je ne fasse pas trop d’impairs, et quelle plus belle illusion de la liberté peut-on imaginer que cela ?

    Exception faite de ces quelques moments où le réel s’impose, quelle part la réalité tient-elle dans notre vie ? Y avez-vous déjà songé ? Je me garderai bien de répondre à votre place. En ce qui vous concerne, je ne sais pas. Il est vrai que, pour ça comme pour le reste, pas d’uniformité. Et prétendre connaître quelque chose à la nature humaine est bien la dernière bêtise à laquelle je me risquerais. Mais pour l’être subjectif que je suis, la réalité tient une part bien petite, négligeable même souvent, de la substance existentielle. L’essentiel de ce qui fonde les événements de mon quotidien relève de l’impression, de la sensation, de la synesthésie même, de l’interprétation chimérique qu’une pensée, un mot, ont pu faire naître en moi. Ne croyez pas pour autant que je suis « dans mon monde », coupé de l’autre, celui dans lequel les gens, vous, toute l’humanité vit. Je suis aussi ancrée que vous, aussi amarrée à la terre qu’une bernique à son rocher. Seulement tout ce que je perçois est intimement relié à l’espace de ma vie intérieure. Voici deux jours par exemple qu’une image revient, me poursuit, me hante presque, et je sais que cette image, trouble dans ma pensée, colore chacun de mes gestes, habite mes paroles, y compris quand je mets le dentifrice sur la brosse à dents de mes enfants, ou que je rappelle à ma fille de prendre son sac de piscine pour l’école, car on est jeudi. L’image est là, en surimpression, et il serait même abusif de parler d’image ; cela tient davantage d’un souvenir esquissé, d’une imprégnation, de la mémoire de l’eau. Oui, quelque chose qui de l’ordre de l’homéopathie des impressions, aussi ténu ; quelque chose comme la sensation d’une main qui vous aurait pressé le bras pendant quelques secondes à peine, et dont votre peau conserverait la prégnance, car elle est marquante, surprenante, car une main vous saisissant ainsi, vous touchant, est si rare et que cela vous émeut, aussi gardez-vous un certain temps la sensation nette de la pression, quand bien même personne ne vous touche plus.

    En l’occurrence, il ne s’agit pas d’une main, mais d’un regard. Un regard bleu liquide échangé dans un couloir alors que je partais, et que signifiait ce regard pour qu’il me poursuive de la sorte ? Était-il seulement intentionnel ? Quelle importance avait-il pour celui qui me l’a lancé ? Que contenait-il d’indicible et d’inexprimable ? Que disait-il de ce qui ne se dit pas ? Que portait-il d’ineffable qui a touché une part si profonde de mon être qu’elle échappe à toute formulation ?

    Et pourtant, quoi de réel ? Quoi de concret, palpable, matériel ? Tout ce que je pourrais affirmer à propos de ce regard, cette sorte de supplique qui semblait déjà tout comprendre de ce qui n’adviendrait pas en même temps qu’elle portait l’espoir que le désir fait naître, toute la connivence des âmes qui savent sans besoin de rien exprimer, ne concerne que moi, mon intuition, ma sensibilité (d’aucuns diraient ma sensiblerie) et une sorte d’instinct que notre cartésianisme nous pousse à réprouver. Et contre combien de regards de ce genre Descartes lui-même dut-il lutter pour fonder son cogito ? Sans vouloir substituer la phénoménologie à l’existentialisme, la question mérite d’être soulevée, ne trouvez-vous pas ? D’ailleurs, le fondement de son interrogation est légitime. C’est juste la réponse qu’il y apporte et dont on s’est trop souvent satisfait qui est discutable et, à mon sens, insuffisante. Je ne cherche pas, cela dit, à ouvrir le débat. J’ai bien vu, lors de notre entretien, combien il vous intéressait peu de connaître mes compétences en matière de philosophie alors même qu’il me faudra enseigner cette discipline à des élèves préparant l’épreuve du baccalauréat et qu’elle ne constitue en aucune manière ma spécialité. Quand j’ai abordé la question lors de notre échange, et cherché à justifier mon aptitude dans ce domaine, vous avez éludé le sujet et vous êtes contentée d’un argument un peu fallacieux à mon sens, témoignant peut-être de votre limite à conduire ce genre d’entretien dans le champ de vos propres compétences, arguant qu’il suffisait d’être motivé pour y arriver, et que cela ne poserait aucun problème. J’ai bien vu qu’il vous importait peu, dans le fond, de trouver un candidat compétent professionnellement. Vous cherchiez plutôt quelqu’un qui résisterait à l’épreuve, qui n’aurait pas la tentation de se carapater à toutes jambes au bout de trois mois, tant l’expérience de l’altérité l’aurait éprouvé, tant la confrontation au divers et à l’infinie opacité du monde l’aurait plongé dans un abîme de doute et d’angoisse, provoquant un immense vertige impossible à apaiser.

    C’est la raison pour laquelle vous vous inquiétiez davantage de savoir ce que ferait mon compagnon là-bas que de vous assurer de mes qualifications. C’est la raison pour laquelle l’atout principal de ma candidature semblait être la force d’une venue en famille plutôt que seule, la puissance d’un couple solide et de deux jeunes enfants scolarisés et non celle de ma fraîche agrégation, obtenue à la sueur de mon front et par un travail acharné. Il y avait donc dès le début maldonne, notre échange était biaisé et, sachez-le, l’entretien que vous avez conduit n’était pas du tout celui auquel je m’étais préparée.

    En ce qui concerne Descartes, rassurez-vous : je ne vous demanderai pas votre avis. Je me garderais bien de trancher sur le sujet, et d’ailleurs, s’il vous était venu à l’idée de me poser la tarte à la crème de la question de recrutement en me demandant un défaut qui me caractérise, peut-être vous aurais-je parlé de ma versatilité, de mon irrésolution, et qu’est-ce que cela a à voir avec le fait d’enseigner les lettres et la philosophie ? Ne serait-ce pas justement la base de toute attitude philosophique, ce qui autorise l’ouverture au modelage spirituel du dialogue socratique ?

    Descartes pose une question juste, une question fondamentale même : celle de la réalité de notre existence. Il ne part pas du principe qu’elle est acquise, qu’elle est donnée. Il va la chercher dans le noyau dur de notre pensée, ce qui est tout de même déjà une démarche courageuse. Je dis simplement que nous avons clos le débat un peu vite, nous contentant de façon trop complaisante d’une réponse simple et simpliste à une interrogation existentielle majeure et complexe.

    Car qui peut affirmer quelle était la réalité de ce regard ? Moi qui l’interprète à l’aune d’impressions fugaces, éprouvées une seconde à peine, la seconde électrique d’un regard échangé dans un courant d’air avec un collègue que j’apprécie, mais que je connais à peine ? Quelques discussions au déjeuner sur la pensée proustienne, et encore. Conrad autour d’un café à la pause de dix heures, la poésie de Lorca sur le parking du lycée avant de regagner nos pénates. Qui détient la réalité de ce regard ? Certainement pas lui qui ne pouvait pas se voir et dire ce qui se passait, involontairement sans doute, et peut-être même inconsciemment, ainsi qu’un dialogue de cœur à cœur pour reprendre un poncif des romantiques de la première heure qui, sachez-le, n’ont pas raconté que des niaiseries ineptes. Au moins ont-ils eu le mérite (les romantiques) d’attribuer un quelconque pouvoir à la force des émotions, à la puissance du sensible, ce que les réalistes purs dans la veine de Balzac et Zola, ces hygiénistes de la pensée analytique, ont réfuté à tous crins, cautionnant à fond le positivisme et prétendant légitimer leur art par les arguments des sciences dures, s’enfermant à mon sens dans un piège qui les avait conduits jusqu’au cul-de-sac de leurs propres contradictions. Il y a quelque chose de schizophrénique chez un Zola, n’y avez-vous jamais pensé ? L’idée sociologique de réduire l’humain à un engrenage ? Et on y a cru. Au réel.

    Vous voyez la scène ? Je m’apprête à partir, je pousse mon vélo jusqu’à la sortie, et comme par hasard il arrive juste à ce moment-là dans le couloir, pas tout à fait un couloir ; la coursive d’un cloître plus exactement, d’où l’ombre, le courant d’air. Nous échangeons quelques mots, abordons l’idée de nous revoir, car il sait que je pars, je lui en avais parlé et il avait salué mon projet. L’Ouzbékistan, ce n’est pas l’autre bout du monde, mais c’est suffisamment loin tout de même pour imaginer qu’on ne se reverra pas de sitôt. Oui, voyons-nous avant mon départ, lui dis-je, et sur ces entrefaites ma collègue de maths arrive, elle tient à me dire au revoir elle aussi, à me dire combien elle m’appréciait, et je reviendrai les voir, n’est-ce pas ? Bien sûr, je reviendrai, bien sûr. La collègue est bavarde, elle ne veut pas partir, ce serait à moi de saluer et de m’en aller, mais voilà : il y a lui, avec ses yeux bleus et délicats, son visage fin d’enfant triste, celui qui a été interrompu et qui attend, accroché à mon vélo pour ainsi dire, de pouvoir reprendre notre conversation là où nous l’avions laissée. Et moi j’attends aussi et je souhaiterais que la collègue de maths, aussi gentille soit-elle avec ses paroles pleines de sollicitude, nous laisse enfin seuls, convenir d’un rendez-vous, et c’est à ce moment-là que je me suis tournée vers lui, mes mains toujours agrippées au guidon, ma longue jupe balayant l’air, et que nos yeux se sont croisés, que j’ai vu son regard s’accrocher au mien, alors qu’il dérivait sur ma gorge, son regard mouillé de doute, de désir, son regard implorant et bouleversant.

    Mais c’était juste un regard, pur, sans mots collés dessus. Les mots, c’est moi qui les formule, pour tenter de comprendre pourquoi. Pourquoi ce regard me poursuit depuis tous ces jours, pourquoi il m’habite pendant que je coupe les courgettes, que je jette les pommes de terre dans la poêle, pendant que je conduis mes enfants à la voile, et pendant que je vous écris. C’est un regard sans mots pour le définir, et tous les qualificatifs que je pourrais bien lui appliquer n’engagent que moi, et d’ailleurs ils sont inexacts, toujours à côté de cet instant, ils ne font que l’encercler sans jamais y adhérer. Ce qui m’habite et me poursuit n’est pas factuel. Et pourtant cela m’emplit. Cela change la couleur du jour. Vraiment.

    Tout cela pour vous dire que l’idée que je me fais de Tachkent, ma projection de l’Ouzbékistan, n’est probablement pas conforme à la réalité, à une certaine forme de réalité, mais qu’en même temps cela n’a strictement aucune importance. D’où il n’y a aucun intérêt non plus à ce que vous tentiez de me décrire avec exactitude ce qui m’attend, que vous vous efforciez de faire coller mes représentations au plus près de votre propre expérience de l’Ouzbékistan, et quelle importance cela a-t-il puisque votre expérience vous regarde, et d’ailleurs depuis combien de temps vivez-vous dans cette démocratie d’une nouvelle forme qu’on appelle pudiquement une « dictature souple » et là encore où se situe la réalité si vous questionnez les journalistes, les féministes, les écrivains, les peintres, les philosophes et les politiques de l’opposition ?

    Votre regard sur la vie là-bas n’est-il pas tout aussi biaisé que le mien ? Bien sûr, bien sûr, je vous l’accorde : il y a le principe de réalité. Celui qui fait qu’on peut sortir dans la rue avec deux enfants blancs et blonds sans craindre qu’ils ne se fassent enlever à chaque coin de boulevard, celui des accords d’Alma-Ata qui découpèrent à la règle les frontières du désert du Kyzylkoum, dissociant ainsi le Turkménistan de l’Ouzbékistan et l’Ouzbékistan du Kirghizistan et du Kazakhstan et de l’Afghanistan. Le principe de réalité, en vertu de ce même traité, enclava totalement l’Ouzbékistan qui se retrouva sans accès à la mer, si l’on excepte la mer d’Aral, mais peut-on considérer comme une mer cette vaste étendue de sel asséchée, dont les ressources en eau s’épuisent à mesure que l’exploitation du coton augmente, et quand tout cela finira-t-il ?

    Je ne connais ni votre histoire ni votre parcours, c’est là le jeu de la verticalité de l’entretien, vous en savez beaucoup plus sur moi que je n’en sais sur vous, et il aurait probablement été déplacé que je vous questionne à ce sujet lors de notre échange. Pourtant il m’aurait semblé important, dans la perspective de notre relation professionnelle future, d’en connaître un peu plus sur vous et sur les raisons de votre exil. À ce que j’ai pu observer, rien ne permet de penser à un quelconque métissage arabo-persique, ou franco-mongol ou quoi que ce soit d’ailleurs. Blonde et pâle comme vous êtes, le visage plutôt rond, les traits d’une douceur amène que la transparence des yeux nimbe d’un certain mystère ; rien ne permet de vous attribuer un quelconque exotisme, la plus petite parenté avec l’ailleurs, ne vous en déplaise. Peut-être ai-je perçu chez vous, en dépit de la fantaisie du motif fleuri de votre tenue, un léger conformisme, à cause de votre vision patentée de la famille sans doute, de vos questions au sujet de mon « mari », de sa situation. Cela vous choque-t-il donc que nous venions nous installer au fin fond de l’Asie pour mon métier et non pour le sien ?

    Qu’est-ce qui vous aura donc exilée loin de votre famille et de vos attaches ? Avez-vous grandi dans le voyage ? Fille d’ambassadeur aux quatre coins du monde, évoluant entre les murs de jardins luxuriants, fréquentant d’autres apatrides nantis comme vous, héritiers coloniaux refusant de se mêler aux indigènes, et de fait bâtissant savamment leur cage dorée, faisant advenir le danger duquel ils prétendaient se prémunir tout en feignant de l’ignorer tandis que l’on buvait du whisky on the rocks au bord des piscines et dans les immenses salons richement meublés de bois exotiques, de tentures damassées, de fauteuils de cuir et d’indiennes en velours ? Mais les filles d’ambassadeur deviennent-elles enseignantes ? Car telle est votre profession, il me semble, avant que vous soyez devenue directrice de l’ensemble du groupe scolaire français de Tachkent.

    Auriez-vous grandi dans une tour d’Aubervilliers avant de vous exiler aux confins de l’Asie centrale à la suite d’un chagrin d’amour ? Allons, j’ai l’âme romanesque, et croire à une telle histoire me plaît. Auriez-vous plus classiquement suivi votre mari qui aurait accepté l’expatriation contre un juteux revenu, missionné qu’il était pour coordonner l’exploitation des puits de pétrole du pays ; et saisissant l’opportunité de partir ailleurs qu’en Arabie saoudite ou au Yémen, vous auriez béni votre chance ? Et vous, pour vous occuper peut-être plus que par véritable souci d’indépendance économique, vous auriez trouvé un poste au lycée français et, le temps passant, les enfants grandissant (vous avez des enfants ? Deux ? Blonds comme vous, j’imagine?), et surtout, restant à quai quand tout le monde avait la bougeotte, car c’est une véritable façon de vivre chez ces enseignants du voyage au long cours, vous auriez été préposée à cette fonction de directrice, sans que cela relève d’un quelconque talent de votre part sinon de votre capacité à durer sur place. Étrange expérience sans doute que celle de rester à poste quand les autres ne font qu’une étape, arrivent de Bombay ou de l’Ontario, s’établissent pour deux, trois ans à Tachkent avant de refaire leurs valises et d’aller voir ailleurs s’ils y sont, à Valparaiso ou au Vanuatu, sur les îles Fidji ou en Patagonie. Étrange conception de la vie que de la considérer comme une succession d’expériences, que d’établir la géographie mondiale comme terrain de jeu, avec l’idée que la partie ne sera belle que dans la mesure où la plus grande diversité aura été embrassée. Parcourir la terre comme on grignote un gâteau immense, par petits bouts, faisant de la plénitude sensorielle une fin en soi, l’accomplissement même de l’existence en même temps que sa justification. Ça ne se juge pas, chacun ses petits arrangements avec la vie, chacun sa stratégie pour y croire encore, avec le temps j’ai appris à connaître la mienne, et quelle est votre propre technique ? L’histoire que vous vous racontez pour vous lever le matin, à présent qu’il n’est plus à démontrer combien la vie est absurde ?

    Comme je vous l’ai expliqué lors de l’entretien, nous ne faisons pas partie de cette catégorie de gens qui se nourrissent du voyage. J’ai moi-même très peu voyagé, regretté, plus jeune, de ne pas le faire davantage, et qu’est-ce qui m’en a empêchée me direz-vous ? Question légitime, et ma réponse aurait toutes les raisons de vous faire croire qu’elle relève de la plus pure mauvaise foi ; c’est pourquoi je ne souhaite pas m’appesantir sur le sujet, nous aurons amplement le temps d’en parler à mon arrivée au mois de septembre, ou plus tard dans l’année à votre convenance.

    Nous sommes par ailleurs attachés à notre vie à Brest, en dépit de tous les inconvénients liés à cette ville, à sa situation géographique, à son climat, et à son architecture déplorable comme je l’ai déjà évoqué. Nous aimons la vie que nous y menons, les relations que nous y avons, avec le temps, développées, et il faut bien le dire, la présence quotidienne, visible ne serait-ce qu’en toile de fond, de la mer. Nous n’envisageons donc pas notre venue comme un point de départ vers de lointains horizons, nous n’avons pas l’intention d’embrasser une vocation de globe-trotters, même si, vous le savez comme moi, qui sait ce dont l’avenir sera fait ? Le plus dur est toujours de partir, n’est-ce pas ? Et une fois dans le mouvement, dans le voyage, on réalise que la vie est ailleurs, et souvent tout aussi (et peut-être même davantage) douce, plaisante, foisonnante, désirable. Peut-être que Tachkent sera ainsi le point de départ d’une plus longue aventure. Oui, peut-être. Mais telle n’est pas notre intention. Ce n’est pas la disposition dans laquelle nous partons. Nous venons vivre une parenthèse, et ensuite nous rentrerons gentiment chez nous, à l’extrême de l’Occident, dans notre chère pointe bretonne, loin du tumulte parisien, et pour moi qui arrivais de Paris justement, il y a près de quinze ans maintenant, ne peut-on pas dire que j’ai déjà en quelque sorte vécu cette expatriation, tant le sentiment d’exil peut être fort quand on passe d’un environnement à l’autre, d’une mentalité à l’autre, et tout cela est très différent, bien sûr. Rien à voir avec vous, qui êtes passée du fin fond du Berry à l’Ouzbékistan, mille excuses.

    Cette envie de voyage est, avec l’attachement à Brest, ce qui nous a toujours liés, Mathias et moi, car celui que vous appelez mon mari se prénomme Mathias. Quand je l’ai rencontré, Mathias revenait d’une année au Chili, il avait effectué son stage de fin d’études à Santiago, puis était resté travailler dans l’entreprise qui l’employait et avait finalement passé deux mois à sillonner la cordillère des Andes à pied et en voiture au péril de sa vie (car monter dans une voiture là-bas relève du péril figurez-vous). Il avait aussi, avant ça, passé plusieurs mois dans les pays baltes, à travailler dans des exploitations agricoles en échange du gîte et du couvert. Que fallait-il de plus pour que j’y croie, au mythe du baroudeur à qui on ne la fait pas, du pérégrin qui en a vu d’autres et qui est revenu de tout, sauf peut-être de l’amour qu’il n’a pas trouvé, quand bien même il a arpenté le monde pour trouver sa moitié, et qu’en dépit de tout ce qu’il a vu, vécu, exploré, découvert, c’est vous qu’il a trouvée (moi en l’occurrence), choisie, élue, aimée, et épousée (ou pas, mais c’est tout comme) ? N’est-ce pas qu’il y a un peu de ce petit fantasme derrière la fascination que nous éprouvons, nous les femmes, pour les voyageurs ? Le plus honnêtement du monde, en mettant notre orgueil dans le placard, ne sommes-nous pas encore, toujours, malgré tout, à croire, à espérer, ou à feindre la nécessité de notre amour ? Avez-vous lu Le Banquet de Platon ? La conception de l’amour selon Aristophane ? À l’origine des temps nous étions des êtres pleins, dotés de deux têtes, quatre bras, quatre jambes, et parfaitement heureux. Mais tout ce bonheur attisant la concupiscence des dieux qui, c’est bien connu, sont des modèles de perversion et de vice, ne pouvait durer. En guise de punition, ils séparèrent en deux chaque être humain, ne leur laissant qu’un moyen précaire de s’emboîter et de restaurer ainsi de façon éphémère la plénitude originelle. Et c’est depuis ce jour que nous arpentons le monde, seuls, malheureux, à la recherche de notre moitié. Douce mythologie. Mais où vont-ils chercher tout ça, les Anciens ? Pourtant, c’est à ce mythe que nous croyons, à l’accomplissement dans la quête de notre hypothétique alter ego qui se baladerait quelque part dans un des recoins du monde, malheureux comme nous, incomplet comme nous, en errance entre deux mondes, inconfortablement assis à califourchon sur sa condition mêlée d’être humain. Nous y croyons dur comme fer, surtout nous, les femmes. Allez, vous faites la forte, mais cela ne vous va pas. Avouez. Que c’est là, quelque part en vous. Cette vibration, cet espoir. Et, malheureux dans le mariage, on se console en se disant que l’on s’est trompé. Ce qui permet au mythe de la moitié de durer encore. C’est le but ultime et inavoué de notre existence. Sa fin et sa résolution.

    Alors moi rencontrant Mathias, qui revenait de l’autre bout du monde sans y avoir trouvé sa moitié, moi qui croyais arriver à l’autre bout du monde en débarquant à Brest (alors que là encore, il y avait méprise, c’est simplement le bout du monde, rien à voir), j’ai vraiment eu l’impression que le destin l’avait mis sur mon chemin, et j’ai vraiment cru que moi j’avais eu cette chance. J’ai béni le ciel qui consacrait notre amour, et j’ai eu le sentiment qu’enfin ma vie trouvait son sens et sa cohérence. Je l’ai aimé avec la force de la démesure, je l’ai aimé au point de ne plus avoir peur de rien, ni de l’engagement, ni de l’attachement, ni de la vulnérabilité dans laquelle l’état d’amour nous plonge. J’ai déposé mon âme à ses pieds sans aucune crainte, comme on offre une fleur, avec la foi des convertis, de ceux qui ne doutent plus, de ceux qui savent. Et je me suis nourrie de cet amour, et j’ai vécu pour cet amour, et j’ai remercié tous ceux qui avant lui n’avaient pas voulu de moi, et m’avaient poussée au désespoir. Avez-vous vécu la déchirure des chagrins d’amour ? Oui, qui ne l’a pas connue, n’est-ce pas ? Eh bien moi, je les ai remerciés, ces hommes de peu de foi qui n’ont pas vu la personne en moi, qui ont profité de mon corps sans vouloir me connaître, qui ont joui de moi sans vouloir la rencontre ; et si ce commerce des corps apporte de la satisfaction à certains, moi je n’ai jamais pu m’y résoudre, comme si niant ce qui ne relevait pas du désir charnel l’être pensant que j’étais se trouvait avili, et même aboli. Curieuse association ? En vérité je crois que je réprouve cette idée de dissociation ; pas de corps sans affect, pas de sexe sans amour, trouvez-vous cette conception rétrograde ? Je ne vis pas avec mon temps, sachez-le. Cela dit, concernant ma venue à Tachkent, je ne pense pas que cela pose de problème. Si ? Le temps chez vous bat la mesure à un autre rythme, si je m’en réfère à votre délai de réponse après notre entretien. Mais pour en revenir au commerce des corps, je pense qu’on a brandi la liberté sexuelle sans engagement comme un modèle de progressisme, comme l’accomplissement de l’émancipation du diktat normatif imposé par la société, et je ne suis pas tout à fait d’accord.

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